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La vie à Casa
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Les dattes et la chebbakia à peine remisées, l’été précoce et sa valse d’invitations reprennent leur cours. Pas de temps à perdre. Vis aujourd’hui comme si c’était ton dernier jour semble être la devise de beaucoup.
Quant à la crise, à l’inflation galopante, aux tensions sociales qui couvent et aux lendemains incertains, cela ne concerne que ceux qui veulent s’offrir un ulcère. Musique maestro, et que l’on ne me dérange guère.
C’est à celui qui va dégainer le plus vite, qui va en mettre le plus la vue à tous. La table est ce ring symbolique où se joue la réussite sociale et le spectacle sans fondement de la compétition que se livrent les « amis » sans jamais s’offrir de trêve.
Il faut faire vite avant la grande transhumance vers « le Nord » en essayant d’aller plus vite que le temps qui presse.
Ali a lancé ses invitations. Moment délicat où chacun des membres du couple valide ou invalide tel nom ou tel autre en argumentant comme s’il s’agissait d’un prétoire où se joue le dernier jour d’un condamné.
Arrive le dossier de Mennana. Veto de Madame. Même pas besoin d’exposer ses griefs contre la pauvre personne. De toutes les manières, c’est le Conseil de Sécurité de l’ONU. La décision est souveraine, irrévocable et se passe de toute justification. Ali, que tout le monde trouve ferme et autoritaire, capitule sans sourciller. Il n’a pas d’énergie à dilapider dans cette bataille perdue d’avance.
C’est bon, on peut passer à autre chose, c’est-à-dire au choix du traiteur que l’on doit dénicher pour ne pas avoir l’air de copier untel ; du DJ, qui vient d’Ibiza ou de Londres et du fleuriste, sans oublier le « planner » qui ne vole pas haut mais qui va proposer ce que le bon sens impose, mais en le validant par des références mâtinées d’english et de noms de célébrités. Chacune de ces étapes mériterait à elle-seule un volume digne de la Comédie Humaine du sieur Balzac, dont je n’ai hélas pas le talent.
Dimanche matin, Ali retrouve Moulay au café Branché. C’est son ami d’enfance. Ils ont joué ensemble, ils ont rêvé ensemble et ils ont, encore une fois ensemble, gravi les échelons de la société. Deux vrais potes, que la réussite n’a pas éloignés, mais qui se jaugent systématiquement pour rester dans « la course ». Ils se moquent souvent de Saïd. C’est d’ailleurs l’un d’eux qui l’a affublé de son sobriquet « Saïd le bienheureux ».
Lorsqu’ils sont ensemble, on a l’impression d’assister à un remake du « dîner de cons » avec mon grand frère dans le rôle de l’incroyable Villeret. Le comble est qu’ils ne semblent même pas réaliser à quel point ils peuvent être blessants. C’est grâce à eux que Saïd, qui revendique son titre de bienheureux, a pris ses distances avec la ville qui l’a vu naître et ces personnes avec lesquelles il a littéralement fait ses premiers pas. Il est bien mieux avec ses courgettes et ses navets qu’avec ces requins sans dents.
Au cours de la discussion, Ali informe Moulay de la petite fête et mentionne le veto de sa femme à l’encontre de Mennana.
Lundi matin, 7h, le soleil commence à baigner la corniche de Casablanca. De petits groupes trottinent et opinent du chef en se croisant.
Même ici, l’apparence prime. Lunettes-écran pour ne pas voir ceux qu’on ne veut pas voir, chaussures qui courent toutes seules et l’indispensable montre connectée qui donne le pouls, la tension artérielle et la date de la prochaine injection de botox.
Madame lance le sujet de sa prochaine sauterie.
Aicha, dont les blonds cheveux ondulent derrière elle, lui demande si elle a bien invité Mennana. Crissement de chaussures et freinage digne d’une cascade de série américaine.
– Ah non. Pas elle.
– Mais tu sais que c’est la fiancée de Moulay ?
– Quoi ? Comment ? Mais je ne le savais point. Merci mon chéri.
A peine remontée dans sa voiture hybride sans recharge, madame appelle Moulay.
– Bonjour mon Moulay, j’espère que je ne te dérange pas. J’organise une petite fête intime, juste avec les proches. Et tu sais bien que je ne pourrais jamais le faire sans toi. Tu sais combien je t’apprécie. J’ai également pensé à inviter Mennana que je trouve fort sympathique. Je compte sur toi.
Moulay éclate de rire, remercie et raccroche en se tournant vers Mennana à laquelle il avait déjà rapporté sa conversation de dimanche.
– J’adore la sincérité de mes amis. Qu’en penses-tu ?
Né en 1966 à Casablanca, Saâd A. Tazi est anthropologue de formation. Sa pratique de la photographie se confond avec les premiers appareils de son adolescence. Après de nombreuses années passées en France et aux Etats-Unis, il revient dans son pays natal, dont la diversité est un terrain de jeu exceptionnel pour les amoureux de la lumière.
Auteur de plusieurs livres et d’expositions au Maroc et à l’international, il continue à découvrir et partager la beauté de notre petite planète
Bonjour,
J’aime beaucoup lire vos chroniques, tellement vrai, ce genre de satyre reflète très bien l’hypocrisie de la société dans laquelle nous vivons.
Bonne continuation.
Haha, je m’identifie de plus en plus à ce fameux bienheureux qu’est Said. Je suis né à Casablanca mais je me sens bien mieux entouré de navets et de patates.