Contrairement aux grands voyageurs marocains, dont le célèbre Ibn Batouta, nos ancêtres n’avaient pas l’habitude de voyager souvent à l’intérieur du Grand Maroc, encore moins à l’étranger, si ce n’est pour le commerce à travers les caravanes ou pour le pèlerinage à La Mecque. Même pour ceux qui avaient la chance de quitter leur ville de résidence, ils « séjournaient » surtout ailleurs sans changer d’un iota leurs habitudes quotidiennes. Mais avec le développement des moyens de locomotion, les choses vont changer et les Marocains prendront goût aux voyages.

Après deux années de fermeture des frontières et de restrictions sanitaires à cause de la pandémie de Covid-19, les citoyens du monde entier font du tourisme la première des priorités. Les Marocains s’inscrivent dans un concept qui séduit de plus en plus, celui du « revenge travel » (voyage de vengeance). Cette tendance apparue en Asie, et très vite mondialisée, a poussé des milliers de nos concitoyens à renoncer à certaines de leurs activités préférées (assister aux concerts, aller au cinéma, s’inscrire dans des salles de sport et fréquenter les restaurants) afin de pouvoir voyager. Ce constat a été dressé par Smail Ouiddad, professeur universitaire à l’École nationale de commerce et de gestion (ENCG) de Settat et expert-consultant, dans une récente interview accordée à la MAP. Selon lui, les citoyens prévoient pour 2022 de « voir grand » lors de leur prochain voyage, en optant plutôt pour l’ouverture et la découverte de nouvelles expériences. Il faut dire que bien avant la pandémie, la culture des voyages s’est installée dans la société marocaine.

Aux origines des déplacements interurbains

Si l’on exclut les traditionnelles nzahas (villégiatures perpétuées essentiellement par les sultans) et les déplacements des nomades, le peuple marocain était très sédentaire.

Au début du XXe siècle, peu de familles pouvaient s’offrir un voyage quelque part, dans une autre ville, à la recherche de fraîcheur et d’évasion. Se déplacer, c’était s’aventurer sur des routes sinueuses voire impraticables avec ses montures et ses charrettes et affronter des dangers en tout genre. Les hommes le faisaient quand ils étaient nantis ou avaient des affaires à régler ailleurs. Très peu de femmes accompagnaient leurs époux, à part pour certaines familles nanties qui possédaient des résidences un peu partout au Maroc et qui voyageaient en faisant des escales dans les grandes cités ou en installant des campements chez les différentes tribus sur leur chemin. Bien entendu, à l’époque, les femmes restaient à l’abri des regards indiscrets. Pour les familles moins aisées, les seules grandes sorties distractives se limitaient aux moussems annuels des sadates (mausolées). Moulay Abdeslam pour les Chamalis, Moulay Abdellah pour les Doukkalis, Moulay Idriss pour les Fassis, Moulay Brahim pour les Marrakchis, Moulay Bouazza pour les Chtoukis ou encore Sidi Ahmed ou Moussa pour les Soussis.

Le moussem de Moulay Abdellah dans les années 1930 © DR

Ces foires rattachées à la célébration d’un saint étaient ponctuées de divers rituels : recueillement religieux, offrandes, folklores et arts, souks et foires commerciales, spectacles et fantasias…

Avec le développement des moyens de transport, les voyages ont peu à peu intégré le cercle des traditions. Le train émerveillera les Marocains qui l’emprunteront pour aller découvrir Rabat ou Fès dans les années 1920. Avec la construction des routes sous le protectorat, les autocars et les voitures effectueront des trajets plus ou moins longs, dépendamment de la disponibilité des stations-services sur le trajet.

Un autocar Panhard-Levassor Pullman en service entre Casablanca et Marrakech en 1934 © DR

Après l’indépendance du Maroc, les Marocains commencent à prendre goût au voyage. Ils veulent découvrir des parties inexplorées des territoires libérés du Nord au Sud et d’Est en Ouest.

Au fil des années, quelques habitudes s’installent durant les vacances estivales. Les Fassis en quête de fraîcheur optent pour Imouzzer et Ifrane (Moyen-Atlas), les Meknassis font le choix d’un estivage à Moulay Bouselham (Gharb) et les Marrakchis prennent la direction de l’Ourika (Haut-Atlas) et Sidi Bouzid (Doukkala-Abda). Quant aux Rbatis et aux Casablancais, ils prennent leurs quartiers dans les petites bourgades avoisinantes (Sidi Rahal, Tamaris, Zenata, Mohammedia, Bouznika, Skhirate, Mehdia).

Les plus aisés acquièrent des chalets en montagne ou des cabanons pieds dans l’eau alors que les familles de classe moyenne font le choix de la location saisonnière. Les années 1980 seront celles de l’expansion des colonies de vacances au profit des années et des séjours à l’étranger au profit des jeunes sous la houlette du ministère de la Jeunesse et des Sports.

https://youtu.be/O5Cm5l-3698

Pour les familles nombreuses, ce n’est qu’à partir des années 1990-2000 que des destinations plus lointaines (Al Hoceima, Agadir, Saïdia) commenceront à attirer les familles issues des régions du centre du pays. Avec l’extension du réseau autoroutier et celui des voies rapides, les déplacements interurbains deviendront plus simples, permettant à des milliers de Marocains de découvrir d’autres facettes méconnues de leur pays.

Bouchon à une gare de péage autoroutier

Bouchon à une gare de péage autoroutier pendant les vacances estivales © DR

Vous avez dit tourisme interne ?

Il ne faut pas l’oublier, à chaque grande crise, c’est le tourisme interne qui permet au secteur d’atténuer le choc de la crise. Valeur aujourd’hui, 30% des nuitées sont consommées par les nationaux alors que la vision 2020 tablait sur une part de 40% de la clientèle marocaine. Mais il faut dire les choses comme elles sont, les gouvernements successifs n’ont rien fait pour booster le tourisme domestique. Dans le cadre du plan Biladi, seulement deux stations sur les huit programmées ont vu le jour, la première à Ifrane et la seconde à Imi Ouaddar.

Etalée sur 30 hectares, la station d’Ifrane comprend 177 appartement/chalets, une résidence immobilière, un camping caravaning de 200 places et des espaces de restauration et de loisirs. Seulement voilà, l’entretien laisse à désirer. Il suffit de lire les avis sur Google pour s’en assurer.

Le camping a ses adeptes parmi les touristes marocains

Le camping a ses adeptes parmi les touristes marocains © DR

La deuxième station est celle d’Imi Ouaddar, dans la région d’Agadir. D’une superficie de plus de 9 hectares, elle dispose d’une capacité de 5.000 lits. Cette station semble satisfaire les familles qui estiment que le rapport qualité-prix est correct. L’offre pour les familles est loin d’être suffisante et le programme Kounouz Biladi, abandonné depuis des années, n’a pas porté ses fruits puisque les hôtels étaient incapables d’offrir des prestations adaptées aux familles. À en croire Zineb Benaddou, chargée du marketing chez l’agence Monarch Travel, «en temps normal avant la pandémie, les Marocains étaient habitués à voyager (…) dans les hôtels de villes balnéaires : Agadir, Tanger, Tétouan, Al Hoceima, Martil, Mdiq, Saidia, Essaouira, Oualidia, voire Dakhla ou aussi et massivement à la ville de Marrakech devenue très populaire par sa richesse en animation».

Le voyagiste affirme que c’est surtout dans des appart-hôtels ou dans des hôtels club all inclusive que les familles marocaines s’installent. Pourtant, l’offre de ces établissements est en déphasage total avec le pouvoir d’achat des familles marocaines. Qui peut se permettre de payer 1.200 DH la nuitée par personne pour un hôtel en all-inclusive ? Un couple sans enfants, peut-être bien… Mais «à ce prix-là, c’est toute la famille qui est logée, nourrie avec en prime de l’argent de poche pour les enfants et le paiement du parking sécurisé pour la voiture», commente ironiquement Mohamed E., chef de famille avec 4 enfants qui a l’habitude de louer des maisons à la journée aussi bien dans des villes balnéaires qu’en montagne.

«Il a été constaté que nos touristes se tournent aussi vers des destinations en montagne comme Chefchaouen, Akchour, Ouzoud, ou le désert», précise Benaddou qui affirme qu’il y a un grand intérêt de voyager en interne et découvrir le Maroc. «Mais pour cela, il va falloir accompagner les voyageurs, non seulement par le conseil et l’offre mais aussi à travers un modèle d’hébergement qui sera adapté aux familles comme des appartements et chambres familiales, avec un modèle commercial différent à savoir le prix par unité et non par personne ; ce qui encouragerait davantage les locaux à réserver leurs vacances», soutient-elle.

Des vacanciers se rafraîchissant

Des vacanciers se rafraîchissant sous une cascade d’eau dans les montagnes de l’Atlas © DR

Le boom des voyages à l’étranger

Avant les années 1980, les quelques Marocains qui voyageaient à l’étranger prenaient la direction de l’Espagne, de la France mais aussi de l’Algérie. Pour la France et l’Espagne, nos concitoyens étaient dispensés de visas. Mais le 16 septembre 1986, le gouvernement Chirac décide le rétablissement généralisé des visas. Idem pour l’Espagne qui emboite le pas à la France dans les années 1990. Cependant, la Costa del Sol est restée très sollicitée pour les vacances d’été. «Nous sommes des fidèles du Sud de l’Espagne et de l’Andalousie précisément (Torremolinos, Benalmadena, Marbella). Depuis 2004, avec un budget de près de 15.000 DH, nous passons dix jours très agréables en famille. L’ambiance est conviviale et le service est meilleur par rapport au Maroc», témoigne Karim H., père de famille quadragénaire.

Un ferry assurant la traversée du Détroit manœuvrant au Port de Tarifa

Un ferry assurant la traversée du Détroit manœuvrant au Port de Tarifa © DR

«En été, les touristes marocains préfèrent toujours partir à l’étranger principalement en Europe (France, Espagne, Italie, Grèce, Autriche…) et au Moyen-Orient (la très demandée Turquie, Emirats…) mais de plus en plus aussi dans des destinations nouvelles ou exotiques (Thaïlande, Vietnam, Indonésie, Îles tropicales…) surtout les sans-visa ou les plus abordables», atteste de son côté Zineb Benaddou. Cette professionnelle des voyages explique que les Marocains n’ont pas de préférence par rapport aux voyages à la carte ou en groupes organisés ajoutant que l’élément clé pour l’organisation de ces voyages est l’aérien.

Une famille prenant l'avion

Une famille prenant l’avion © DR

Un Policy brief publié par la Direction des études et des prévisions financières (DEPF) en mars 2022 nous informe que les dépenses de voyage se sont consolidées de 8,3% de 2010 à 2019 pour atteindre 20,9 milliards de DH (MMDH). La part du tourisme s’est particulièrement consolidée de 13 points entre 2010 et 2019 dénotant «le manque à gagner pour le tourisme interne, privé des touristes résidents qui ont de plus en plus tendance à préférer les destinations étrangères», souligne la même source. S’agissant du nombre de touristes marocains partant à l’étranger, il a baissé en moyenne annuelle de 0,9% depuis 2010 pour atteindre 2 millions de touristes en 2019, soit 5,5% de la population totale. Par ailleurs, la DEPF souligne que les touristes marocains partant à l’étranger privilégient les destinations de court courrier, à savoir l’Espagne (39%) et la France (38%). La destination turque a émergé, forte de la croissance annuelle la plus importante (+16,9%) représentant 12% des départs marocains à l’étranger en 2019, et gagnant ainsi 9 points durant la dernière décennie. Sur Internet, les « travelers », comme Taha Essou, qui partagent leurs expériences de voyage à l’étranger foisonnent. De quoi faire rêver les plus casaniers.

Même si les chaumières restent très prisées par nos concitoyens pendant la saison estivale, ils sont des millions à préférer voyager autrement, à la recherche de découverte et d’évasion. Le développement des moyens de locomotion et la transformation de la société marocaine au contact de l’Occident ont permis aux Marocains d’adopter la culture des vacances et des voyages. Aujourd’hui, le congé estival est planifié et budgétisé des mois à l’avance. Il en va du bien-être individuel et collectif, histoire de se ressourcer pour revenir en forme afin d’affronter à nouveau les contraintes du quotidien.

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