L’ICMPD s’implante à Rabat : quels risques et enjeux pour les politiques migratoires du Maroc ?

Abdelkrim Belguendouz, universitaire à Rabat et chercheur en migration, consacre cette tribune à l’impact, les risques et les enjeux de l’implantation du Centre international pour le développement des politiques migratoires à Rabat.

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Publié le 09/08/2023 à 12:38

Tribune

Abdelkrim Belguendouz

Universitaire à Rabat et chercheur en migration

Le projet d’accord de siège à Rabat du Centre international pour le développement des politiques migratoires (CIDPM ou en anglais ICMPD, appelé également ici le Centre), avait été paraphé le 10 novembre 2022 entre le directeur général du Centre international pour le développement des politiques migratoires, Michael Spindelegger et le directeur général des relations bilatérales au ministère des Affaires étrangères, de la coopération africaine et des Marocains résidant à l’étranger, Fouad Yazourh, en marge de la tenue à Rabat de la 3e Conférence pair-à-pair du programme Euromed Migration V.

Le Conseil de gouvernement du 5 janvier 2023, avait «pris connaissance» de l’accord, conclu entre le gouvernement et l’ICMPD, relatif à l’établissement d’une représentation permanente du Centre au Maroc, ainsi que du projet de loi 59.22 portant approbation dudit accord.
Quelle est la nature du Centre, la démarche prépondérante qui le caractérise ? En fonction de cette approche, y’a-t-il quelque chose à craindre pour le Maroc et ses politiques migratoires ? Face à ces enjeux, quelle place accorder à la recherche nationale en migration pour traiter la question migratoire au Maroc, d’abord en fonction des besoins du pays et ne pas être tributaire d’une certaine forme de dépendance ?

I – UNE DÉMARCHE FONCIÈREMENT SÉCURITAIRE

Créé en 1993 et basé à Vienne en Autriche, l’ICMPD ou le CIDPM qui est une organisation intergouvernementale qui compte une vingtaine d’États membres d’Europe plus la Turquie, joue un rôle prépondérant dans la politique migratoire européenne. C’est un think tank néo-libéral, prestataire de services de recherche et de conseil ainsi que des opérations sur le terrain pour l’Union européenne concernant le très vaste champ migratoire. Il est chargé de mettre en œuvre les projets de l’UE en ce domaine, principalement dans celui de la «gestion des migrations», ainsi qu’en matière d’externalisation du régime frontalier européen vers les pays d’origine et de transit des migrants. Il est impliqué dans un large éventail de projets financés par l’UE, visant en effet à fortifier les frontières terrestres, maritimes, voire même aériennes, de ces pays.

Pas de neutralité

Si selon son site et divers documents officiels, le Centre international de développement des politiques migratoires (ICMPD ou Centre) «aspire à être un partenaire neutre et impartial», sa démarche est en fait, fondamentalement sécuritaire, avec des domaines d’expertise tels que la gestion des frontières et sécurité, la migration clandestine, réadmission, retour et réintégration, «adoptant une approche régionale en vue de construire des partenariats et des coopérations efficaces tout au long des routes migratoires», celles empruntées essentiellement par les migrations dites irrégulières, clandestines ou «illégales» dont ne veut nullement l’Europe et auxquelles cette dernière cherche à faire une véritable guerre pour que les sudistes en particulier restent en Afrique. Les régions prioritaires sont : Pan Afrique, Afrique de l’Ouest, Europe de l’Est et Asie centrale, Méditerranée, Route de la soie, Balkans occidentaux et Turquie.

Toujours selon les mêmes sources officielles, un autre but du Centre consiste à «contribuer au renforcement de la coopération internationale en matière de migrations afin de faciliter le développement de concepts et de systèmes régionaux-européens et globaux dans le but de maîtriser les migrations». Ainsi l’objectif du Département des services de consultation du Centre est de contribuer à une bonne gouvernance en matière de migrations, de visas, de contrôle des frontières, de réadmission. Dans ce but, des mesures d’ensemble en termes de consolidation des institutions et des capacités sont mises en place afin de renforcer les capacités nationales et régionales pour régler ces questions. Dans cette perspective, le Centre fournit des mesures de consolidation des institutions et des capacités d’assistance technique.

Ce faisant, les partisans de cette démarche ne préfèrent pas traiter la migration comme un sujet politique, mais la ramènent à de la gestion des flux en la «gérant» comme un sujet purement technique pour dépolitiser la question migratoire et lui ôter la nécessité du choix politique et des alternatives en la matière. En d’autres termes, on présente la question migratoire en question purement technique pour éluder tout clivage politique.

Les intérêts de l’UE d’abord

Par ailleurs, le Centre tient annuellement une conférence à Vienne sur les migrations. Parmi les sujets qui reviennent le plus souvent, citons la dynamique le long des principales routes migratoires vers l’Europe et priorités d’action commune, la gestion des crises, «le pouvoir géopolitique de l’UE pour faire avancer ses intérêts migratoires dans un monde turbulent».Le Centre est très actif dans les différents domaines touchant à la gestion des migrations «dans les pays où cette question est très sensible». Cela va de la politique en matière de visas et de contrôle des frontières en passant par les demandes d’asile et les rapatriements. Par ailleurs, l’ICMPD qui reçoit des financements essentiellement des États membres et surtout de la Commission européenne, joue déjà le rôle de mise en œuvre du secrétariat général du «Processus de Rabat», initiative lancée au Maroc dès 2006, instaurant un dialogue euro-africain sur la migration et le développement, le secrétariat du Processus étant financé par l’UE.

En somme, l’activité du Centre repose sur trois axes : la recherche, les dialogues sur la migration, et le renforcement des capacités. Ceci ne l’empêche pas de s’intéresser à des sujets plus «light», «politiquement corrects», moins polémiques (du moins en apparence) en touchant pratiquement à tout, mais la tendance générale est une démarche foncièrement sécuritaire qu’il distille à travers ses activités.

Une double opportunité

À l’occasion du vote sans discussion, le mardi 18 juillet 2023, par la Commission des affaires étrangères, de la défense nationale, des affaires islamiques et des Marocains résidant à l’étranger relevant de la Chambre des représentants du projet de loi 59-22, qui est passé à l’unanimité comme une lettre à la poste, avec rien à signaler, «R.A.S», sans la moindre remarque des députés ,situation qui a été pratiquement reproduite en session plénière législative le même jour, et à la veille de la Journée nationale de la communauté marocaine à l’étranger (10 aout); une initiative s’impose. Celle de montrer les risques et enjeux pour le Maroc de cette implantation du Centre international à Rabat et en termes d’alternative, de formuler quelques suggestions et propositions par rapport à la recherche nationale en migration au Maroc.

Bien entendu, aucun pays ne peut résoudre tout seul et de manière unilatérale la question migratoire. La coopération internationale en la matière est indispensable, la question touchant plusieurs pays à la fois. Mais cette coopération doit répondre à certains critères et conditions pour qu’elle ne porte préjudice ni aux migrants eux-mêmes ni à un pays comme le Maroc au niveau de la doctrine migratoire qu’il se donne, de ses propres intérêts nationaux et stratégiques, la migration internationale constituant notamment un fait structurel sociétal majeur et un enjeu géostratégique pour le Maroc.

II -RISQUES ENCOURUS AVEC L’ACCORD DE SIÈGE

Cinq remarques critiques seront développées ci-après, qui renvoient à autant de risques encourus par le Maroc du fait de l’adoption parlementaire en marche de la loi 59-22 (il reste le passage à la Chambre des conseillers), permettant à l’ICMPD d’ouvrir une représentation permanente au Maroc et d’agir comme il l’entend en son domaine, ayant pratiquement carte blanche selon l’accord conclu avec le ministère marocain des Affaires étrangères.

1. Une sécurisation des politiques migratoires du Maroc

Si dans le domaine migratoire, la démarche de l’ICMPD est foncièrement sécuritaire comme nous venons de le voir (priorité au contrôle frontalier, au containment, au retour, à la réadmission…), l’approche du Maroc se veut officiellement beaucoup plus équilibrée, prenant en considération également les aspects développement, droits de l’Homme et respect du droit international en matière de migration et d’asile.

De ce fait, en effectuant et en propageant un certain nombre de normes et de pratiques, selon les standards de l’UE, qui correspondent notamment à des dispositifs de contrôle frontalier, à associer migration et sécurité, ce centre risque, par ses diverses activités et en préparant le terrain mentalement et intellectuellement à travers notamment la recherche, les «dialogues» régionaux, le renforcement des capacités et les conseils prodigués, de faire courir au Maroc un gros risque.

Celui d’orienter le pays vers des approches foncièrement sécuritaires, d’abord pour les politiques migratoires marocaines à l’échelle interne (Marocains résidant à l’étranger (MRE) et immigration étrangère au Maroc et asile). Ensuite, à l’échelle régionale en Afrique (le Maroc étant considéré comme le pivot et sa porte d’entrée), et plus que tout dans les relations du Maroc avec l’UE, à la lumière du projet de nouveau pacte européen sur la migration et l’asile. Ceci encore une fois, en orientant la réflexion et l’action vers le rôle à jouer par le Maroc en tant que sous-traitant de la gestion des migrations, gardien des frontières de l’UE, suivant la politique d’externalisation des frontières.

On doit au ministre fédéral autrichien de l’Intérieur de l’époque ,Karl Nehammer (actuellement chancelier fédéral autrichien), une définition très pédagogique de cette dernière notion, lors d’une conférence de presse à Vienne en juin 2020, organisée conjointement avec le directeur général de l’ICMPD, Michael Spindelegger, à l’occasion du lancement de la 3e édition du Programme de gestion intégrée des frontières en Tunisie (IBM Tunisie III) : «la frontière tunisienne est aussi une frontière autrichienne lorsqu’il s’agit de prévenir les migrations irrégulières et illégales».

Relevons ici que l’ICMPD s’est implanté en Tunisie dès 2015, date à laquelle il a ouvert à Tunis une représentation permanente. Depuis, il a considérablement élargi son champ d’activité dans ce pays. Dans une analyse consacrée aux projets mis en œuvre par l’ICMPD, le Forum tunisien des droits économiques et sociaux estime que sous couvert de coopération mutuelle et de «promotion de la mobilité», la priorité des programmes migratoires européens mis en œuvre par le Centre est avant tout l’externalisation des frontières, destinée à protéger leurs frontières et à lutter contre l’immigration clandestine ou irrégulière : «Déguisés en projets qui servent les intérêts de la Tunisie et renforcent la «sécurité des frontières», ces projets visent en fait à faire de la Tunisie un chien de garde clé du régime européen des frontières et une véritable forteresse, car ils incitent les autorités tunisiennes à restreindre la libre circulation des personnes et à maintenir les gens en mouvement loin des côtes européennes».

Dans le même esprit, le risque est encouru pour la signature par le Maroc d’un accord communautaire de réadmission avec l’UE (même si le Maroc a résisté pratiquement depuis le début de ce siècle), la conclusion d’un accord de travail entre le Maroc et deux agences sécuritaires de l’UE : Europol d’une part, dont le siège social est à La Haye (Pays-Bas), Frontex d’autre part ou Agence européenne de garde-frontières et de garde-côtes basée à Varsovie. Autant d’actions, ajoutées à l’impulsion par l’ICMPD, en «partenariat» avec le Maroc, de politiques migratoires sécuritaires en Afrique ,contribuant à des ingérences manifestes dans les choix internes de politiques migratoires du Maroc.
Ainsi, dans une intervention à Marrakech fin juin 2023, Julien Simon, chef de la région méditerranéenne et chef de bureau régional à l’ICMPD, tout en qualifiant d’ «indéniables» les compétences marocaines dans le domaine migratoire, a estimé que «le Maroc est mieux outillé pour s’inscrire dans un effort opérationnel et se projeter le long des routes migratoires, ensemble avec les partenaires européens afin de déployer ses compétences dans le cadre de la coopération avec les pays le long de ces routes migratoires».

Dès lors, cette fonction assignée au Maroc, notamment par des responsables de l’ICMPD, et cette pratique participent à donner du Maroc l’image d’un simple supplétif de l’Europe en Afrique en particulier, ce qui est diamétralement à l’opposé des choix stratégiques de l’État marocain, comme vient d’ailleurs de le rappeler tout dernièrement de manière pertinente à Rome, le chef de la diplomatie marocaine, Nasser Bourita, à l’occasion d’une conférence internationale sur les migrations, organisée par la cheffe du gouvernement italien.

Ainsi en est-il du message royal du 16 février 2022 au 6e Sommet UE-UA à Bruxelles, qui a plaidé dans le domaine migratoire pour «substituer au tout sécuritaire, le continuum mobilité et développement». Rappelons aussi le Rapport de SM Mohammed VI, Roi du Maroc en tant que Leader sur la question migratoire «sur le suivi de l’opérationnalisation de l’Observatoire Africain des Migrations», où il est dit : «L’objectif (est) d’optimiser et d’organiser la migration au lieu de la combattre». Et d’ajouter : «la gouvernance de la migration ne doit pas répondre à une question d’urgence. Elle doit être appréhendée avec une approche de responsabilité et de solidarité, qui se départit du tout sécuritaire». Revenons également au message royal du 10 décembre 2018 adressé à la Conférence intergouvernementale sur la migration à Marrakech : «La question migratoire n’est pas et ne devrait pas devenir une question sécuritaire», le Maroc considérant en quelque sorte que le tout sécuritaire en matière de gestion et de politique migratoire est une démarche inappropriée et inacceptable.

2. L’UE lorgne l’Observatoire Africain des Migrations

L’ICMPD lorgne également sur l’Observatoire Africain des Migrations, en proposant des financements, pour l’orienter vers les objectifs propres à l’UE, faisant perdre à l’Union africaine, le gain de la création de cette institution panafricaine sur une base afro-centrée, celle des propositions émises par l’Agenda africain des migrations élaboré au plus haut niveau de l’État marocain, dans le cadre du Leadership au niveau de l’Union africaine, assuré par Sa Majesté le Roi Mohammed VI dans le domaine des migrations.

Rappelons ici que la Commission européenne avait déjà proposé la création de réseaux des observatoires de la migration, dont l’objectif est de collecter, analyser et diffuser les données relatives aux flux migratoires entre les pays d’Afrique et l’Europe. Ces réseaux pourraient être mis en place au niveau régional et il est à craindre que l’Union européenne avec l’appui d’organisations internationales s’occupant du domaine migratoire comme c’est le cas de l’ICMPD, présent désormais à très courte échéance de manière permanente à Rabat, y imprime sa marque sécuritaire et l’instrumentalise dans cet esprit, dictant et façonnant sa politique migratoire vis-à-vis du Maroc et de l’Afrique.

Toujours est-il que la vigilance politique et intellectuelle s’impose au niveau de cette fonction sécuritaire précise, d’autant plus que le plan d’action de Rabat de la Conférence ministérielle euro-africaine sur la migration et le développement (10 au 11 juillet 2006), stipule notamment au niveau du cadre et suivi institutionnel, la nécessité du «soutien à la création d’un observatoire euro-africain de la migration en vue de permettre une meilleure connaissance et une meilleure régulation des flux migratoires, et de répondre au mieux aux défis de la gestion des flux migratoires irréguliers et de la lutte contre les différents trafics associés à la problématique migratoire».

L’enjeu est le suivant. Chez l’Union européenne, le nexus migration-sécurité est prédominant au niveau de ses politiques migratoires, les migrations étant envisagées non pas comme une interdépendance positive entre les deux continents, en termes d’atouts et d’opportunités, mais comme une interdépendance négative en termes de risques, voire même de dangers et de menaces. Par contre, dans l’Agenda Africain des Migrations présenté par le Souverain à l’UA et adopté par les chefs d’État africains fin janvier 2018, le nexus migration-développement est au cœur des préoccupations de l’Union Africaine, faisant de la migration un potentiel de développement majeur, «un levier de co-développement, un pilier de la coopération Sud-Sud et un vecteur de solidarité».

3. Vers la pensée unique ?

Concurrençant même l’Organisation Internationale des Migrations (OIM), disposant depuis 2007 d’un siège à Rabat et devenue, entre-temps, agence technique onusienne, qui a dû de manière encore balbutiante il est vrai, réorienter en conséquence sa démarche également sécuritaire, l’ICMPD sera soumis à une tentation forte. Celle de s’accaparer de la majorité, sinon de la totalité des études et projets au Maroc relatifs au champ migratoire dans ses deux volets : immigration étrangère au Maroc ainsi que l’asile et communauté marocaine à l’étranger, en les orientant beaucoup plus selon les propres intérêts de l’UE. Sans oublier la politique migratoire du Maroc à l’échelle régionale en Afrique. Ceci pourra concerner des pans entiers des politiques migratoires du Maroc, si ce n’est de l’intégralité de ces politiques. De la conception à la mise en œuvre, en passant par la coordination, le centre agissant en prescripteur de normes.

Ce rôle sera prépondérant dans la mesure où la recherche au Maroc sur les migrations internationales, n’est pas du tout encouragée par les pouvoirs publics marocains, voir même qu’elle est institutionnellement inexistante, en dehors de certaines initiatives individuelles ou celles de certaines ONG ou groupes informels de recherche (qui sont pour certains, pas tous, les rentiers ou les affairistes de la question migratoire), en n’oubliant pas les «masters» en migration dans le cadre de l’enseignement universitaire, où de grands efforts ont été entrepris par les uns et par les autres.

4. Dépendance de l’extérieur

Relevons d’abord l’absence d’agenda national de la recherche en migration, financé de manière interne et le manque d’un observatoire national des migrations concernant les deux volets. Celui relatif à l’immigration étrangère au Maroc relevant du ministère de l’Intérieur est une coquille vide, tandis que l’observatoire spécifique aux MRE lancé en 2002 à la Fondation Hassan II pour les MRE avec le soutien technique de l’OIM a totalement disparu avec son échec. Ajoutons à ceci la non-fonctionnalité jusqu’à présent du Conseil de la communauté marocaine à l’étranger (CCME qui risque de se perpétuer si sa refonte n’est pas entreprise dans les meilleurs délais) qui n’a émis jusqu’ici d’une part aucun avis consultatif et d’autre part aucun rapport stratégique tous les deux ans (contrairement aux dispositions du dahir du 21 décembre 2007 portant sa création). Cet état des lieux fera en sorte que le recours par les divers départements ministériels marocains aux services de l’ICMPD devient incontournable, entraînant dans le domaine migratoire, une véritable dépendance à l’égard de l’institution européenne, au détriment des intérêts nationaux du Maroc.

Dès lors, ceci ne fait que nous amener à poser des questions de souveraineté face au partenaire à la fois financier (indirectement) et technique, au point de se demander quel est le rôle de l’État en la matière, dans la mesure où le Centre risque d’occuper un espace organisationnel qui n’est pas occupé par des organismes nationaux.

En revenant au contenu de l’accord de siège conclu entre le Maroc et le Centre, l’ICMPD est présenté en effet comme un «prestataire délégué de services» aux autorités marocaines, tendant à faire évoluer les politiques migratoires dans leurs deux volets : migration régulière et migration irrégulière et à «donner un caractère institutionnel» à la coopération entre les deux parties dans le domaine de la «gestion de la migration».

À suivre l’intervention du chef de la diplomatie marocaine en séance plénière du 18 juillet 2023 de la Chambre des Représentants, l’ICMPD s’engage à travers cet accord, «à mettre en œuvre des projets et programmes dans les principaux secteurs d’intérêt commun tels que le renforcement des capacités du Royaume et les services de conseil et d’assistance juridique dans ce domaine» (MAP, 18 juillet 2023).

En revenant au contenu de l’accord lui-même, d’autres dimensions sont à ajouter. On trouve certes «la mobilité et la migration légale» (expression pudique pour désigner le drainage des talents marocains par l’UE), la «sensibilisation» aux méfaits de la migration irrégulière, «la lutte contre la traite des êtres humains», mais aussi «l’appui en termes de conseils, surtout en matière de «dialogues» migratoires, d’études, de politiques et de développement des capacités à travers l’appui institutionnel. On y trouve surtout «la gestion du contrôle frontalier et de la falsification des documents».
Il y’a également l’organisation de cycles de formation, notamment des forces de sécurité affectées aux frontières à la «gestion des cadavres» dispensés par des experts techniques coordonnés une nouvelle fois par l’ICMPD, le suivi des projets et programmes, y compris ceux relatifs aux achats. Ce point est en effet également important puisqu’il s’agit d’aides en «nature»ou acquisition, correspondant à des équipements affectés de manière générale au renforcement du contrôle frontalier et à ses agents sur le terrain (bus pour le transport des migrants en situation administrative irrégulière, jeeps, camions frigorifiques pour le ravitaillement des forces de sécurité aux frontières, livraison de paires de jumelles nocturnes, de radars mobiles, de drones sous-marins, matériel informatique de transmission…).

Mais si la migration constitue un domaine «d’intérêt commun» pour les deux parties, selon quelle démarche du Centre se feront par exemple le renforcement du contrôle frontalier et les «conseils»prodigués aux autorités marocaines concernées s’agissant des aspects multidimensionnels de la migration dans ses deux volets internationaux !? Selon quelle approche se fera la mise à jour du cadre juridique relatif aux migrations ? En fait, sous le couvert de la coopération mutuelle et de la recherche des intérêts communs, la priorité de ce «partenariat» migratoire euro-marocain, y compris dans sa version «rénovée», est avant tout l’externalisation des frontières, l’objectif étant de protéger, surveiller et contrôler les frontières afin d’empêcher les sudistes de partir et les pousser à rester en Afrique.

5. Immixion dans les affaires intérieures avec certaines connivences institutionnelles et académiques douteuses

Bien que l’article 14 de l’accord de siège prend soin de préciser que «les agents du Centre doivent s’abstenir de s’immiscer dans les affaires intérieures du Royaume du Maroc», l’ICMPD s’est déjà ingéré dans les affaires internes du Maroc en suscitant à l’échelle de l’Afrique du Nord, y compris au Maroc, la création en 2020 du NAMAN : initiales anglaises pour Réseau d’Académiciens et de chercheurs sur les migrations en Afrique du Nord (Maroc, Algérie, Tunisie, Libye, Égypte) et décliné en comités nationaux notamment au Maroc, en Tunisie et en Libye. L’objectif poursuivi par le Centre est de faire avaler la pilule de telle sorte que les acteurs locaux (certains institutionnels et certains chercheurs) aient une grille de lecture du fait migratoire qui corresponde aux intérêts de l’Union européenne.

Le Naman -Maroc s’est fait en catimini au début de la crise de la Covid 19 (mai 2020), avec la participation institutionnelle de l’ex- direction des études et de la coopération internationale (à l’ex-ministère délégué auprès des AE, chargé des Marocains résidant à l’étranger), du Conseil de la communauté marocaine à l ‘étranger (CCME) et du Haut commissariat au plan (HCP), avec l’implication non pas par le biais d une approche inclusive, mais avec une forte dose de sectarisme, d’ostracisme et de mise à l’écart d’un certain nombre de chercheurs en migration au détriment du respect du pluralisme existant, en marginalisant celles et ceux qui ont une vue critique des rapports migratoires euro-marocains et au même moment, de certains aspects des politiques migratoires du Maroc dans le cadre du débat pluraliste responsable.

Deux chercheurs essentiellement ont été complaisants en faisant le jeu de cette manipulation, l’un se proclamant président du conseil scientifique du NAMAN-Maroc, l’autre ex-professeur à l’Inséa, devenant secrétaire général du pseudo comité national marocain.

À ce propos, rendons hommage à la dernière ministre déléguée chargée des MRE lorsqu’elle s’est rendue compte, à son insu, de la supercherie, pour avoir retiré le département de cette «combine» en dénonçant l’accord avec l’ICMPD impulsé par l’ex-directeur de la coopération internationale et des études (qui s’est mis en position de conflit d’intérêts) à l’ex-département délégué … Au même moment, devant le retrait du ministère délégué, on regrettera fortement le fait que le 15 juin 2021, photo à l’appui reproduite sur le site officiel de l’ICMPD, le secrétaire général du HCP, Ayache khellaf, ait signé un protocole d’accord avec la «présidence» du Naman-Maroc (Mohamed Khachani), pour «l’accueil» du comité «national» marocain, laissant entier la question de la nécessaire implication démocratique et sans ostracisme de tous les chercheurs marocains en migration, sans ostracisme par un organisme national comme le HCP.

Toujours est-il que les institutions nationales n’ont pas à pratiquer ce genre de discriminations. Elles devraient au contraire être le garant de l’ouverture et du pluralisme. Nous le répétons : le Maroc appartient à toutes ses citoyennes et à tous ses citoyens, y compris les chercheur(e)s marocain(e)s en migration, sans exclusive. On ne doit pas pratiquer à l’égard de ces dernier(e)s un «droit de véto» relatif à la participation aux institutions publiques concernant le champ migratoire marocain. Par ailleurs, et ceci nous paraît une condition incontournable à cette participation, le financement extérieur de la recherche est à orienter exclusivement en réponse aux besoins nationaux du Maroc, en dehors de tout agenda externe.

Ce partenariat scientifique avec les institutions nationales chargées du dossier migratoire au Maroc, réclamé par les uns et par les autres depuis fort longtemps, est à assurer dès le départ sur des bases objectives, claires, transparentes, exclusivement académiques et scientifiques et ouvertes avec un financement interne

Le premier projet mis en œuvre par l’ICMPD dans le cadre du NAMAN- Maroc est régional. Il s’agit du North African Data Collection (Projet NOADAC) où le HCP a été associé de manière centrale. Son objectif est d’avoir des statistiques et données permettant de gérer la question migratoire de manière sécuritaire. Il s’agit en effet de recueillir des données entrant dans le cadre de la problématique générale sécuritaire pour «régler» le «problème migratoire», «s’attaquer à» la «menace» migratoire, «lutter contre» l’immigration irrégulière qui suppose notamment l’adoption de mesures sécuritaires strictes.

Le second projet, local cette fois-ci, a trait à la mobilisation des compétences marocaines à l’étranger. D’apparence plus neutre et «light», le projet tel qu’il a été traité dans deux rapports, rentre dans le cadre de la justification tacite et non déclarée du «Partenariat-Talents» proposé par l’UE au Maroc (ainsi qu’à la Tunisie et à l’Égypte dans un premier temps), alors qu’il constitue de fait un approfondissement de la spoliation par l’UE des compétences et talents notamment marocains. Par ailleurs, tel qu’elle a été coordonnée (par Mehdi Lahlou, secrétaire général du Naman – Maroc), l’analyse récuse l’approche en termes de «drainage des cerveaux» ou «brain drain» pour lui substituer la notion de «brain gain» qui serait avantageuse et bénéfique pour les pays de départ dans le cadre de la «mondialisation migratoire» ou de la «mobilité» et «circulation des compétences» …De fait, le rapport remis à l’automne 2021, ne parle même pas de l’existence du projet de nouveau pacte européen sur la migration et l’asile et sur ses conséquences néfastes sur un pays comme le Maroc, à travers notamment l’attraction et ponction des talents du Maroc par l’UE…

III – DOUZE PROPOSITIONS POUR LE PRÉSENT ET L’AVENIR

On ne restera pas aux critiques et remarques précédentes, mais pour aller de l’avant, nous formulerons les douze suggestions pour l’action que voici :

  1. Instituer d’urgence un agenda national multidimensionnel de la recherche en migration, toutes disciplines confondues, financé prioritairement de manière interne pour favoriser une grille de lecture nationale avec une vision globale marocaine. Il s’agit en effet de se soustraire aux agendas étrangers, si nombreux et actifs et par conséquent, de la dépendance intellectuelle et politique de l’étranger en ce domaine, permettre la conception et la mise en œuvre dans l’intérêt national, de politiques migratoires globales cohérentes, intégrées et fondées sur des faits et des données fiables, ainsi que les propres besoins du Maroc ;
  2. Organiser sans sectarisme ou exclusion quelconque, un partenariat scientifique entre chercheurs, décideurs et gestionnaires du dossier migratoire (émigration et immigration), dans l’esprit de responsabilité et de citoyenneté, avec le plein respect de l’autonomie et de l’indépendance intellectuelle et critique des chercheurs ;
  3. Mettre en place un Observatoire National des Migrations qui soit autonome et efficient, consacré aux diverses formes de migrations internationales pour le Maroc : immigration et asile, émigration du Maroc vers l’étranger (des Marocains et des étrangers en transit), communauté marocaine établie à l’étrangler. Il doit y avoir un seul observatoire et non pas deux, un au ministère de l’Intérieur relatif à l’immigration étrangère au Maroc (mais qui n’est pas fonctionnel) et un projeté aux Affaires étrangères, relatif aux MRE. Nécessité de l’ouvrir aux syndicats présents sur le terrain, aux chercheurs sans exclusive et de manière interdisciplinaire, à la société civile MRE et interne (ONG de migrants et de droits de l’Homme) ;
  4. Être très vigilant par rapport au devenir et à la démarche de l’Observatoire Africain des Migrations qui doit, entre-temps, devenir fonctionnel à la suite de tous les efforts entrepris par le Maroc, la dynamisation devant être assurée par la Commission africaine ;
  5. La commission interministérielle, présidée par le Chef du gouvernement, chargée des MRE et des affaires de la migration devrait être ouverte au niveau de son comité technique, notamment aux chercheurs en migration, toutes disciplines confondues, aussi bien de l’intérieur du Maroc que parmi la communauté MRE, compte tenu du caractère multidimensionnel du large champ migratoire ;
  6. Associer les chercheurs marocains en migration, aussi bien de l’intérieur que de l’extérieur, à la prochaine mouture du CCME et du comité directeur de la Fondation Hassan II pour les Marocains résidant à l’étranger ;
  7. Hâter l’élaboration par le gouvernement, avec l’implication des milieux de la Jaliya directement concernés et des chercheurs d’une feuille de route relative au sujet stratégique MRE d’intérêt national, à la hauteur de l’interpellation solennelle par le discours royal du 20 aout 2022 ;
  8. Mettre en place au niveau de chacune des deux chambres du Parlement, d’une commission thématique relative aux MRE et aux immigrés au Maroc ;
  9. Instituer au niveau du Parlement dans son ensemble d’une cellule commune d’étude et de recherche pour l’action composée de chercheurs en migration, tenant compte des différentes attributions et prérogatives du Parlement (légiférer, contrôle du gouvernement, évaluation des politiques publiques, diplomatie parallèle) ;
  10. Organiser par le Parlement, les deux chambres réunies, d’un colloque national sur la question migratoire au Maroc dans son ensemble, avec l’objectif de tirer un certain nombre d’enseignements pratiques d’une analyse du statut, de la place, du rôle et de la fonction des deux volets migratoires pour le Maroc.Les chercheurs devraient être parmi les participants ;
  11. Prévoir une session spéciale au niveau de chacune des deux Chambres du Parlement pour adopter toutes les lois concernant le dossier migratoire dans son ensemble. Cette initiative suppose la mise en place d’un plan législatif spécial entre le gouvernement et le bureau de chacune des deux chambres du parlement, en impliquant les chercheurs, la société civile MRE, la société civile locale, les ONG de migrants au Maroc ;
  12. Mener un débat de fond à la Chambre des conseillers à Rabat pour tirer les enseignements politiques nécessaires sur le projet de loi numéro 59-22 portant approbation de l’accord permettant la mise en place d’une représentation permanente de l’ICMPD à Rabat, lorsqu’il sera inscrit inscrit à l’ordre du jour pour adoption. Il est vrai que le 18 juillet 2023 à la Chambre des représentants, l’attention des députés était accaparée fondamentalement par la nécessité du blocage de deux projets de loi approuvant deux conventions OCDE relatives à l’échange de déclarations et de données financières portant atteinte, en l’état, aux intérêts des citoyens marocains établis à l’étranger en demandant au gouvernement de les revoir… Mais était-ce une raison pour faire adopter à l’unanimité, sans pratiquement aucune observation, tous les autres textes, en particulier celui relatif à lICMPD que nous avons largement discuté dans la présente tribune !?

Au total, voilà quelques-unes des propositions concrètes que nous voudrions soumettre au débat public pour l’action pour que la recherche nationale au Maroc au plan migratoire prenne toute sa place, qu’elle soit encouragée et institutionnalisée pour être au service des politiques migratoires nationales qui doivent être ouvertes sur le développement, le respect des droits de l’Homme et des dispositions du droit international relatif aux migrants et aux réfugiés. Ce ne serait que logique et cohérent avec l’intervention pertinente toute récente à Rome de Nasser Bourita, ministre des affaires étrangères, de la coopération africaine et des Marocains résidant à l’étranger, axée sur la nécessité d’une démarche non sécuritaire de la question migratoire.

Sur ce plan, on ne peut qu’apprécier fortement le dynamisme et la justesse des positions de la diplomatie migratoire du Maroc à l’échelle internationale, comme question globale, en particulier au niveau du système des Nations Unies et de l’Union africaine, et rappelé parfois au niveau méditerranéen en particulier. Cette diplomatie gagnerait encore mieux si elle est traduite également à l’échelle interne des politiques migratoires du Maroc dans le cadre d’une cohérence d’ensemble. Voilà pourquoi, on souhaiterait vivement que le futur de la coopération avec l’ICMPD tienne compte des remarques-critiques que nous avons formulées et qu’il y’ait une véritable politique nationale de la recherche en migration.

À notre sens, ceci devrait figurer également dans la feuille de route gouvernementale qui se fait encore attendre un an après l’interpellation de l’exécutif par le Souverain. Le discours royal du 20 aout 2022, dans sa partie relative aux citoyens marocains résidant à l’étranger, ne doit pas être considéré comme un discours pour rien. Ceci n’est nullement sérieux de la part du gouvernement, qui devrait bien réfléchir au sens du discours du Trône 2023 il y’a à peine quelques jours.

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