Et soudain, le cash devint un «gros» problème !

Les récentes déclarations de Abdellatif Jouahri, Wali de Bank Al-Maghrib, sur l’importance de la circulation du cash au Maroc ont donné lieu à une vague d’articles qui soulignent tous « le danger » que représenterait ce phénomène. On a même parlé de l’horrible chiffre de 30% du PIB sous forme de cash ! Et pour donner davantage de crédibilité à ce constat «alarmant», on nous a comparé à d’autres pays, tel que le Kenya ou l’Égypte. Et pour une fois, nous serions champions dans quelque chose.

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Publié le 30/09/2024 à 15:38

Tribune

Pr. Nabil Adel

Enseignant chercheur

Mais qu’en est-il réellement ? La circulation du cash est-elle un problème économique, au même titre que l’anémie de la croissance, l’inflation, le chômage ou les déficits budgétaires ou extérieurs ? Factuellement, la monnaie fiduciaire (pièces et billets de banque) représentait 20% de la masse monétaire en 2022 contre 19% en 2003. Il n’y a pas le feu non plus ! Alors pourquoi la circulation de cash est-elle devenue soudain un problème économique «monstrueux» faisant les choux gras de nos médias ?

Le Cash est-il réellement un problème ?

Les tenants de cette thèse font une confusion conceptuelle qui continuent de nous coûter cher en matière de politique monétaire : «la monnaie, quelle qu’en soit la forme, n’est qu’une expression de la valeur et non la valeur elle-même». Le cash, les comptes bancaires ou les monnaies numériques n’ont aucun impact sur la création de richesses en eux-mêmes, ils ne sont qu’un vecteur de transmission de celles-ci. A titre d’exemple, que votre salaire vous soit versé en liquide, par virement bancaire ou en bitcoins, c’est votre compétence qui est à l’origine de la création de richesse et non le mode de paiement de celle-ci.

De même, une autre erreur assez souvent commise est de confondre thésaurisation (garder de la liquidité chez soi, pour faire simple) et importante circulation du cash. La première peut, en effet, représenter un problème économique, car c’est une épargne qui ne crée pas de richesse et son pouvoir d’achat peut être rongée par l’inflation, même si elle demeure un droit fondamental. En revanche, la seconde (circulation du cash), au même titre qu’un compte bancaire, n’est ni bonne ni mauvaise en soi pour l’économie. Tout dépend de la transaction sous-jacente. Ainsi, si un compte bancaire finance un projet «foireux», il détruira de la richesse, quand le paiement en cash d’une prestation de cordonnerie en créera.

Mieux encore, les transactions en cash sont théoriquement supérieures à toutes les autres formes de transactions. Elles sont immédiates, sans frais et sans risque de contrepartie (que l’autre ne paye pas). Aucun autre mode de paiement ne réunit les trois avantages en même temps. En effet, les opérations en cash contribuent à la croissance économique, en accélérant le rythme de transactions dans l’économie, car elles n’instaurent aucune intermédiation entre les parties.

Le cash se distingue par sa simplicité d’utilisation. Il ne nécessite aucun équipement ou technologie particulière, ce qui le rend accessible à tous, même aux personnes analphabètes ou non familiarisées avec les technologies numériques ou les techniques bancaires. En outre, les transactions en espèces ne comportent aucun frais, contrairement aux autres moyens de paiement, dont la moindre transaction génère des frais, des commissions, ou simplement des frais de transport en agence ou de connexion à Internet.

En matière de sécurité, le cash présente l’avantage de ne pas être susceptible de piratage ou de manipulation numérique, bien qu’il puisse être volé ou perdu. Mais dans ce cas, la responsabilité incombe au détenteur. En revanche, les transactions numériques sont exposées à des risques variés, tels que les cyberattaques, les virus, les erreurs humaines ou simplement des pannes d’électricité. Les infrastructures numériques nécessitent une mise à jour et une protection constante, posant un défi considérable en termes de sécurité et de fiabilité.

Mais au-delà des considérations purement économiques, la détention et l’utilisation du cash est un droit fondamental, en tant qu’expression de la liberté économique et personnelle. La monnaie fiduciaire, émise par la banque centrale, représente un contrat entre l’État et ses citoyens, garantissant la valeur de cette monnaie et permettant aux citoyens de l’utiliser selon leurs besoins. Cette liberté est une extension des droits des individus à disposer de leurs patrimoines et revenus comme bon leur semble. A partir du moment, où le citoyen a gagné ses revenus légalement et s’est acquitté de ses impôts, de quel droit, l’Etat lui imposerait-t-il sous quelle forme il doit les percevoir ? Un salarié qui a travaillé tout le mois et a payé ses impôts à la source, pourquoi lui imposerait-t-on de réaliser toutes ses dépenses, en passant par le système bancaire ? Cette ingérence dans la forme des revenus et des patrimoines soulève des inquiétudes sur les limites de l’autorité publique, qui privilégie la sécurité, à l’efficacité économique et au respect des libertés individuelles.

L’inclusion financière qu’on nous vend comme solution miracle à tous nos problèmes, n’est pas non plus la panacée. Celle-ci ne génère la croissance que si elle finance des activités créatrices de richesses. Or, à la lumière de nos performances économiques qui continuent à dépendre de la générosité du ciel, qu’il nous soit permis d’en douter fortement. L’inclusion financière, surtout quand elle est digitale, requiert des investissements massifs dans les infrastructures telles que les réseaux de télécommunication et les dispositifs de paiement, dont les banques répercutent les couts sur les déposants. Pour les populations vivant dans des zones reculées ou peu familiarisées avec les technologies, ces investissements peuvent être disproportionnés par rapport aux avantages réels procurés par la bancarisation. Par ailleurs, la navigation dans les systèmes numériques ou la gestion des opérations bancaires peuvent s’avérer complexes, même pour les personnes éduquées.

En outre, les systèmes numériques, en particulier ceux utilisés dans les transactions financières et les services de paiement, ont un impact énergétique néfaste. Les centres de données, qui abritent les serveurs de stockage et de traitement, consomment une quantité considérable d’énergie pour l’alimentation électrique et les systèmes de refroidissement. De plus, la maintenance des serveurs et les mises à jour logicielles ajoutent également à cette consommation. Les réseaux de communication, incluant les câbles sous-marins et les antennes relais, ainsi que l’infrastructure de cloud computing pour les services de paiement, utilisent intensément de l’énergie pour la transmission et le stockage des données. Les dispositifs utilisateurs, tels que les smartphones et tablettes, consomment également de l’énergie durant leur utilisation et leur chargement. L’impact environnemental se manifeste par des émissions de CO2 liées à la production d’énergie, surtout si elle provient de sources non renouvelables. En outre, l’obsolescence rapide des équipements électroniques entraîne une génération accrue de déchets électroniques, venant accentuer nos problèmes écologiques.

Pourquoi le Cash est-il devenu soudain un problème ?

Nous entrons dans une ère où l’Etat léviathan veut utiliser le levier technologique pour mettre sous son contrôle tous les aspects de la vie des citoyens, y compris les plus intimes. Ce ne sont ni les arguments (économie informelle, évasion fiscale, financement de la criminalité, etc.), ni les relais qui manquent (médias mainstream). Car en traçant au moindre centime toutes les transactions des individus, on favorise une dérive autoritaire dangereuse. Si l’administration a un doute sur l’origine d’une transaction ou la régularité fiscale d’une opération, elle dispose d’une panoplie de dispositifs réglementaires de contrôle et de répression.

Lors de la crise bancaire de 2008, des millions de personnes ont perdu une partie ou toute leur épargne parce que des banquiers véreux ont joué à la roulette avec leur argent. Ces derniers ont empoché de grosses primes qu’ils se sont empressés de mettre dans des banques offshores. Les déposants ont, pour leur part, dû faire de longues queues pour récupérer quelques euros ou dollars par jour. En contrepartie, ils ont été forcés d’abandonner jusqu’à 30% de leurs épargnes. Sur un autre registre, beaucoup de personnes ont vu leurs messageries, comptes sur les réseaux sociaux ou chaines sur YouTube bloqués sans avertissement préalable. Imaginons la même chose arriver à des comptes bancaires abritant l’épargne de toute une vie, à la suite de l’attaque d’un virus informatique, de la faillite de la banque ou d’une simple erreur humaine.

Aujourd’hui, l’attaque en règle contre la circulation du cash et la promotion de l’inclusion financière et des paiements numériques cachent d’autres motivations. Premièrement, les banques sont les premières à bénéficier des marges juteuses associées aux transactions numériques. Les frais de tenue de compte et de traitement des moyens de paiement sont une source de revenus additionnels pour les banques, car ils comprennent des frais fixes (administratifs) et des frais variables (en % du montant des transactions). Qui dit mieux ?

Deuxièmement, la réduction de l’utilisation du cash permet aux banques de mieux contrôler l’épargne et de l’orienter vers le crédit dans des économies devenues accros à la dette. En favorisant les dépôts au détriment de la détention du cash, les banques centrales augmentent la capacité des capacités des banques à prêter et donc à endetter davantage les agents économiques. La dette représentait en 2022, 228% du PIB mondial ! Une véritable bombe à retardement.

Au Maroc, les dépôts à vue de la clientèle, souvent non rémunérés, représentent plus de 80% des crédits distribués par les banques. Cela montre leur forte dépendance vis-à-vis de ces dépôts pour se financer et se maintenir. Une transition vers des paiements numériques leur permettrait de drainer des ressources additionnelles gratuites (dépôts à vue des clients) et de continuer à endetter notre économie, sans que cet endettement ne génère de croissance, tout en soulageant les fonds propres de leurs actionnaires.

Enfin, les mécanismes de protection en cas de faillite bancaire, tels que les assurances de dépôts et les aides gouvernementales, sont conçus pour protéger d’abord le système bancaire et non les épargnants. En effet, les dépôts de la clientèle correspondent à des prêts à la banque, en contrepartie desquels, cette dernière remet des « reconnaissances de dettes« . Lorsque celle-ci fait faillite et que les dépôts dépassent le montant garanti par le Fonds Collectif de Garantie des Dépôts (FCGD) qui est de 80 000 dirhams, la fraction qui excède est soumise aux mécanismes de résolution et de liquidation. Autrement dit, les actifs de la banque en faillite sont vendus pour générer des fonds. Ces derniers, suffisants ou pas, sont utilisés pour rembourser les créanciers de la banque, y compris les déposants dont les montants dépassent les 80 000 dirhams garantis. Si les actifs disponibles ne suffisent pas à rembourser tous les créanciers, les fonds sont distribués proportionnellement aux créanciers.

En 2022, les ressources du FCGD étaient de 31,3 milliards de dirhams, soit environ 3% des dépôts au Maroc. No comment !

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