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Solitude urbaine : l’invisible poids des villes

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Les rues de Casablanca ne dorment jamais, des klaxons en continu, des pas pressés, des lumières qui brillent jusque tard dans la nuit. Pourtant, au milieu de cette effervescence, il y a une autre réalité, plus invisible : celle de la solitude urbaine. La solitude ici ne signifie pas simplement être seul, elle prend racine dans l’isolement social imposé par un environnement souvent inhospitalier.

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Les chercheurs en psychologie sociale définissent la solitude urbaine comme un sentiment d’isolement vécu dans un cadre densément peuplé, où paradoxalement, chacun semble vivre dans sa bulle. Amal, une jeune banquière de 27 ans qui a quitté sa ville natale pour Casablanca, en est le parfait exemple: « Je pensais qu’en venant ici, j’allais rencontrer des gens, me faire des amis. Mais au final, tout le monde semble tellement occupé dans son coin, personne n’a le temps. J’ai tout quitté et pourtant, je me sens plus seule que jamais ».

Au Maroc, l’urbanisation rapide et l’éclatement de la structure familiale traditionnelle ont transformé la vie sociale. Dans les années 60, la majorité des Marocains vivaient encore en milieu rural. Mais en quelques décennies, l’exode rural massif et la quête d’un meilleur emploi ont changé la donne. Le dernier recensement nous donne de précieux chiffres sur la situation actuelle. Sur près de 37 millions d’habitants, ils sont un peu plus de 23 millions de Marocains à vivre en zone urbaine. Les quartiers se sont construits à un rythme effréné, certes, mais souvent au détriment de la cohésion sociale.

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Ces nouvelles constructions, bien que modernes, manquent de ces espaces de rencontre naturels où les voisins se retrouvent. Dans ces bâtiments récents aux murs insonorisés et aux portes fermées, on peut passer des mois sans croiser un seul voisin. Point que nous soulevions dans notre Dossier « Coutumes marocaines, un héritage en péril ? ».

L’isolement […] peut augmenter de 30% le risque de maladie cardiovasculaire

L’urbanisation a créé des zones résidentielles où la circulation n’est pas toujours fluide, où les services sont assez optimisés, mais où l’aspect humain est effacé. Les nouvelles générations, habituées aux réseaux sociaux, peuvent être hyperconnectées virtuellement mais restent profondément déconnectées physiquement. Les relations superficielles sur Instagram ne remplacent pas les échanges humains, ces moments anodins partagés autour d’un café ou lors d’une discussion de quartier.
Un rapport de l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS) a également souligné que la solitude urbaine peut avoir des effets négatifs graves sur la santé mentale, favorisant le développement de troubles comme l’anxiété et la dépression. « Des études montrent qu’il (ndlr : l’isolement social) est lié à l’anxiété et à la dépression et qu’il peut augmenter de 30% le risque de maladie cardiovasculaire », détaille le rapport.

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À mesure que les villes marocaines s’étendent, la solitude devient un prix à payer pour une urbanisation non inclusive. La solitude urbaine au Maroc n’est pas qu’une anecdote, elle est le reflet d’une fracture sociale, d’une urgence humaine que les villes doivent aujourd’hui reconnaître et, espérons-le, corriger.

La solitude, entre tabou et réalité

La solitude, dans la culture marocaine, est un mot lourd de sens, souvent associé à la honte et au malaise. Au Maroc, la famille, les amis et la communauté jouent un rôle central dans la vie quotidienne et l’idée même de se sentir seul peut être perçue comme un aveu de faiblesse ou de rejet social. Pourtant, derrière cette apparente cohésion sociale, se cache une réalité plus sombre : celle d’une génération urbaine qui vit de plus en plus dans l’isolement.

Le Maroc a longtemps été une société où l’entraide et les relations familiales étaient au cœur de la vie. Mais avec l’urbanisation et la modernisation rapide, cette structure sociale commence à s’effriter. Les nouveaux modes de vie, les pressions professionnelles et la quête d’indépendance des jeunes adultes les poussent parfois à se couper de leurs réseaux traditionnels de soutien. Cette rupture progressive crée un sentiment d’isolement profond, qui reste souvent dissimulé sous des couches de silence et de non-dits.

« À Casablanca, je suis à des kilomètres de ma famille, il me faut toute une organisation pour aller les voir. C’était mon choix, à 18 ans, je suis venue étudier ici, j’ai travaillé, loué, et 17 ans sont passés. J’avais une vie sociale, qui a diminué avec le temps. Je n’ai pas eu le temps de me marier, mais j’ai deux chiens pour me tenir compagnie », nous raconte Nada qui, du haut de son très bon salaire, regrette parfois certains de ses choix sociaux.

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Cette perception négative de la solitude est profondément ancrée dans les valeurs marocaines, où l’appartenance à une famille ou à un groupe est presque sacrée. La solitude urbaine est perçue comme un état contre nature, en opposition aux valeurs de solidarité et de soutien mutuel. Dans les villes, où la vie peut être plus anonyme, cet isolement se ressent encore plus intensément, car les individus y perdent souvent le contact avec leur entourage d’origine.

La pression sociale ajoute à cette stigmatisation. Il n’est pas rare d’entendre des remarques comme « Pourquoi es-tu encore seule ? », ou « Tu devrais sortir plus, te marier ». Pour beaucoup, ces injonctions deviennent un fardeau supplémentaire, car elles renforcent le sentiment de décalage. Nada nous raconte, à ce propos, que sa famille ne semble pas comprendre que dans une ville où se trouvent autant d’hommes, elle ne trouve pas l’âme sœur. « Mes parents ne comprennent pas pourquoi je vis seule et pourquoi je n’ai pas d’amis proches ici ou de mari. Pour eux, c’est comme si je n’avais pas réussi ma vie. Mais ils ne réalisent pas que dans cette ville, tout est plus compliqué, que les relations sont superficielles ».

Ce silence autour de la solitude empêche les gens de chercher de l’aide. Les personnes qui en souffrent hésitent souvent à en parler, par peur d’être jugées ou d’être perçues comme des personnes « faibles » ou « asociales ». Pour de nombreux Marocains, la solitude urbaine est une expérience invisible, vécue en silence, car la société valorise avant tout la vie communautaire et familiale. Cette pression sociale pousse parfois ceux qui se sentent seuls à se conformer, même si cela signifie entrer dans des relations ou des environnements sociaux qui ne leur correspondent pas.

La solitude urbaine des mères au foyer

Dans le tourbillon de la vie urbaine, une figure souvent négligée souffre en silence : celle de la mère au foyer. A contrario de la femme non-mariée, celle-ci l’est, a des enfants, n’a pas forcément besoin de travailler… Mais se sent parfois seule… Madame Bovary cachée derrière le quotidien des tâches ménagères et des responsabilités familiales, loin des clichés de la femme marocaine entourée par une grande famille solidaire, la réalité contemporaine pour cette mère est bien différente.

Au fil des années, le rôle de la mère au foyer a évolué. Dans un Maroc qui se modernise, où l’on valorise de plus en plus la carrière et l’indépendance des femmes, celles qui choisissent (ou se voient contraintes) de rester à la maison pour s’occuper des enfants peuvent ressentir une solitude. Elles se retrouvent isolées, non seulement physiquement mais aussi émotionnellement, car leur quotidien ne laisse que peu de place à des interactions adultes enrichissantes.

« Tout le monde pense que j’ai beaucoup de chance de ne pas avoir à travailler. Mais la vérité, c’est qu’il m’arrive de m’ennuyer. Mes journées se ressemblent et, parfois, je passe des semaines sans parler à un adulte en dehors de mon mari », nous raconte Hind, maman de deux garçons. Ces enfants ayant grandi, ils sont plus indépendants et la question de postuler à nouveau revient de temps en temps sur la table.

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Ses journées sont pourtant chronométrées à la minute près. Elle est la première levée et la dernière couchée. Quand son petit monde s’éveille, petit-déjeuner, vêtements frais, cartables, déjeuners à emporter, tout est prêt. Et s’il y a des papiers à signer pour la Vie scolaire, de l’argent à donner, des sorties à prévoir, cela requiert aussi de son organisation. En journée, les tâches habituelles de ménage, vaisselle, lessive, courses… et on en passe, sont de mise. Il faut ensuite repartir chercher les enfants, les conduire l’un à ses activités, le second à ses cours de soutien… et attendre ! « Beaucoup me demandent pourquoi je ne profite pas de ce temps pour apprendre une langue ou reprendre mes études, mais quand ? Je suis épuisée et j’ai l’impression de ne plus le faire avec autant de plaisir qu’avant », déclare-t-elle dépitée. « Je vois ces femmes qui sortent, qui réussissent dans leur carrière et je me demande ce que je fais de ma vie. Ça me fait me sentir encore plus seule ».

Le manque de soutien social aggrave la situation. Autrefois, les familles marocaines vivaient souvent sous le même toit ou à proximité, offrant un réseau de soutien naturel aux mères. Aujourd’hui, avec l’éloignement géographique et l’éclatement des structures familiales, ce soutien se fait plus rare. Les mères au foyer en milieu urbain doivent souvent tout gérer seules, sans l’aide quotidienne d’une tante, d’une sœur ou d’une voisine. Les femmes évoquent un sentiment d’épuisement physique et mental, exacerbé par l’absence de reconnaissance pour leur travail trop souvent invisible.

Quand la solitude libère

Et puis, à contrario de tous ces profils, il y a ceux qui la recherchent cette solitude ! À l’heure où l’agitation des grandes villes marocaines épuise, certains prennent une décision radicale : tout quitter pour retrouver la paix et la solitude des villages. Ce phénomène, souvent perçu comme un retour en arrière, est en réalité une quête personnelle de sérénité et d’authenticité. Loin des clichés de la solitude subie, ces néo-ruraux embrassent une forme d’isolement volontaire, comme un antidote à la frénésie urbaine.

À un moment, je me suis demandée : pour quoi faire ?
Soumya, 43 ans

Entre les embouteillages incessants, la pollution sonore et le coût de la vie élevé, nombreux sont ceux qui ressentent un besoin profond de déconnexion. Soumya, 43 ans, a quitté son travail de cadre à Casablanca pour s’installer dans un petit village près de Sidi Rahal. « J’ai passé des années à courir, à travailler sans relâche. À un moment, je me suis demandée : pour quoi faire ? J’ai eu envie de retrouver un rythme plus naturel, de me réveiller avec le chant des oiseaux plutôt qu’avec celui des engueulades dans les emouteillages », raconte-t-elle des étoiles pleins les yeux. Elle a trouvé un job dans le digital en télétravail. Elle est moins bien payée, mais plus à l’ais, dit-elle « je refuse farouchement toute pression, tout travail en surplus, toute heure supplémentaire, je ne vais pas retomber dans ces cercles vicieux ! ».

Pour ces nouveaux habitants des zones rurales, la solitude n’est pas synonyme d’isolement, mais d’un retour à l’essentiel. Ils recherchent une vie simple, plus en phase avec la nature et loin des contraintes sociales et professionnelles imposées par la vie urbaine. Ils redécouvrent le plaisir des activités manuelles, comme cultiver un potager, ou tout simplement marcher dans l’herbe. Certains s’éloignent et, habitués à un rythme soutenu, se donne pour mission de venir en aide aux habitants. C’est un fait que nous avons mis en exergue dans notre Dossier spécial Al Haouz, où anciens ruraux sont allés vivre dans ces villages de l’Atlas pour aider, chacun avec son savoir-faire, les habitants et les victimes du séisme. Leur présence contribue parfois à revitaliser des localités en déclin, en créant de petites activités économiques ou en redonnant vie à des maisons abandonnées. Ils apportent aussi un nouveau regard, mêlant traditions rurales et influences modernes, qui enrichit la vie communautaire.

Ce choix de vie, bien que radical, répond souvent à une quête spirituelle ou philosophique. Les grandes villes marocaines, symboles de modernité et de progrès, sont également devenues des lieux où la pression sociale est écrasante. Le culte de la performance et l’hyperconnectivité laissent peu de place à la contemplation et à l’introspection. Le retour au village de leurs ancêtres est aussi une forme de réconciliation avec leur histoire. Ils trouvent dans cette solitude choisie une liberté de réinventer leur mode de vie, loin des attentes et des jugements de la société urbaine. Pour d’autres, c’est l’opportunité de redécouvrir des savoir-faire ancestraux, comme la poterie, l’apiculture ou l’artisanat.

Toutefois, ce retour à la vie rurale n’est pas sans probèmes quotidiens. La transition de la vie citadine à un mode de vie plus isolé peut être difficile. L’accès aux soins de santé, aux services publics et à l’éducation est souvent limité dans ces zones reculées. Certains finissent par revenir en ville, incapables de s’adapter à un quotidien parfois plus rude et exigeant, surtout lorsqu’ils ont des enfants et les ont habitués à une certaine facilité. Mais pour ceux qui parviennent à s’installer, les bienfaits sont indéniables : une meilleure santé mentale, une réduction du stress, et une redécouverte du plaisir de la solitude choisie.

Coutumes marocaines, un héritage en péril ?

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