Politique monétaire : le statu quo justifié ?
On s’en souvient. La crise des subprimes (2007-2008) avait conduit les banquiers centraux à créer des liquidités très en amont des marchés financiers, par le biais des politiques d’assouplissement quantitatif. Le recours à la planche à billets ou la création de la monnaie sans création de richesse correspondante est une recette utilisée fréquemment par bon nombre de pays. Lahcen Daoudi, ex-ministre PJDiste et spécialiste de la chose économique, avait créé la polémique en 2020 en appelant la Banque centrale à activer la planche à billets pour favoriser la relance économique par le levier monétaire.
Cette idée avait provoqué un véritable tollé au sein du gotha de l’économie. Aujourd’hui, le débat tourne autour du bon sens économique de la décision du Conseil de Bank Al-Maghrib (BAM) de maintenir le statu quo alors que la tendance mondiale est à la hausse des taux.
En Europe comme aux États-Unis, les taux directeurs vont être relevés pour la première fois depuis dix ans. La Banque centrale européenne (BCE) a décidé il y a quelques jours de relever les taux directeurs de 25 points de base (pdb) en juillet, puis en septembre, tandis que la Réserve fédérale américaine (Fed) a annoncé une troisième hausse de ces taux, se situant désormais dans une fourchette comprise entre 1,50 et 1,75%.
Maîtrise de l’inflation Vs relance économique
« En dépit de la nette accélération de l’inflation en avril à près de 6%, soit un plus haut depuis 1995, Bank Al-Maghrib maintient son soutien à la reprise de l’activité économique en 2022 », explique Attijari Global Research (AGR) dans son dernier document « Research report fixed income » sur la deuxième réunion du Conseil de BAM de l’année 2022. De son côté le Haut-Commissariat au plan (HCP) a indiqué que l’indicateur d’inflation sous-jacente, qui exclut les produits à prix volatiles et les produits à tarifs publics, aurait connu au cours du mois de mai 2022 une hausse de 1,2% par rapport au mois d’avril 2022 et de 5,6% par rapport au mois de mai 2021. AGR reprend aussi l’idée d’une inflation « importée » comme le souligne le communiqué de BAM.
L’activité économique est impactée par des facteurs à la fois endogènes et exogènes, « d’une part, l’envolée des prix alimentaires et énergétiques alimentée par les tensions géopolitiques en Europe et d’une autre part, la faible campagne agricole au Maroc », précise AGR. La structure d’analyste et de recherche d’Attijariwafa Bank avance qu’au Maroc, la hausse de l’indice des prix à la consommation est justifiée essentiellement par les importations via les composantes alimentaire et logistique. Ces dernières représentent près des 2/3 du panier du ménage. « Ainsi, nous assistons à une inflation d’offre plutôt qu’à une inflation de demande voire même monétaire, à l’instar de la Zone Euro ou des États-Unis », fait observer AGR. BAM semble donc considérer le choc inflationniste actuel comme étant « conjoncturel ». «Si on opte pour une politique anti-inflationniste, on risque de déprimer l’activité davantage», juge Omar Bakkou, économiste et spécialiste en politique de change. Pour préserver la stabilité macroéconomique de l’État, il faut que les politiques monétaires et budgétaires agissent en synergie. Notre intervenant recommande de mettre en place une politique de substitution à l’importation, en matière d’énergie renouvelable et autres produits que le Maroc importe.
La situation actuelle est donc marquée par une stagnation et une croissance faible à cause de plusieurs chocs. En définitive, selon les projections de BAM, la croissance de l’économie nationale devrait ralentir à 1% cette année. Bakkou nous explique que «les politiques monétaire et budgétaire sont complémentaires dans le sens où, si le gouvernement mène une politique expansionniste de croissance, il ne faut pas que la politique monétaire aille à contre-sens. En effet, si l’État décide de dépenser plus et de creuser son déficit, il sera obligé d’emprunter. Donc, cela est pénalisé par l’augmentation des taux d’intérêt. Dans ce cas, si le gouvernement veut tirer vers le haut, il lui faut plus de moyens de paiement. Et de toute façon, une hausse des taux impactera négativement l’objectif de croissance économique».
Pourquoi aurait-il fallu rompre avec la posture accommodante ?
«Quand on dit que l’inflation est importée, on dit la moitié de la réalité parce qu’on ne dit pas pourquoi elle est importée et qu’est-ce qui se passe quand elle est importée», alerte d’emblée Nabil Adel, enseignant-chercheur, directeur du groupe de recherche géopolitique et géoéconomique à l’ESCA. Pour lui, l’inflation est importée pour la simple raison que c’est la conséquence directe de tout l’argent qui a été injecté par les banques centrales pour sortir de la crise de la Covid-19 sans contrepartie en matière de production. Il nous rappelle dans ce sens la phrase prononcée à l’époque par le président français, Emmanuel Macron : ‘‘quoi qu’il en coûte’’.
«Si vous importez de l’inflation, c’est qu’en face vous avez un terrain favorable en matière de demande. Ça veut dire que les taux sont bas pour stimuler la demande. Au final, vous ne faites qu’entretenir et stimuler cette inflation», regrette le chercheur. «Par ailleurs, quand on dit qu’on anticipe une inflation à 2% en 2023 et qu’il n’y a pas lieu d’agir, à mon avis, c’est la pire des attitudes. C’est une aberration. On baisse la tête et on attend que ça passe», s’étonne Adel qui note que toutes les banques centrales de par le monde semblent s’accorder sur le fait que l’inflation actuelle n’est pas un problème passager, et se questionne sur les bases appréhendées par BAM pour prévoir un retour à normale… «Pourquoi ces modèles qui nous permettent aujourd’hui de prévoir une inflation à 2% en 2023 ne nous ont pas permis d’anticiper une inflation de 6% en 2022 ?», s’interroge notre interlocuteur en ne comprenant pas par quel mécanisme cette inflation passerait de 6% en 2022 à 2% en 2023.
Quant à l’activation de la planche à billets, cette idée est rejetée par Nabil Adel. Ce dernier va même jusqu’à la qualifier de criminelle. Selon lui, «après 40 ans de disparition de l’inflation, on pensait que la politique monétaire n’avait pas de coût et que l’activation de la planche à billets n’avait pas de conséquences». «Chez nous, il n’y a pas de problème de financement. On est passé de d’un taux de 20% à un taux de 33% d’investissement public. C’est l’un des plus élevés au monde. Je le dis haut et fort, ce n’est pas un problème d’investissement mais un problème de rentabilité de cet investissement», s’exclame-t-il en insistant sur le fait que l’attitude de Jouahri, qui est un grand keynésien, est similaire à celle de Daoudi qui prônait un taux directeur encore plus bas.
L’autre argument avancé par la banque centrale pour le maintien du statu quo est le soutien de la croissance, un argument que Adel balaie d’un revers de main. «Au Maroc, nous avons une composante structurelle qui est liée à la pluviométrie et au poids de l’agriculture qui fait que la croissance du PIB est liée à cette variable», avance Adel qui met au défi n’importe qui pouvant prouver qu’au Maroc il y a un lien de causalité entre la baisse des taux et la croissance économique. L’expert conclut : «Nous avons baissé les taux de 7% à 1,5% sans voir la couleur de cette croissance».
Personne ne remet en question la compétence et les qualités du wali de BAM, Abdellatif Jouahri. L’homme compte parmi les meilleurs banquiers centraux du monde. Droit dans ses bottes, il incarne l’indépendance d’une institution au-dessus de la mêlée. Ceci étant dit, les jeunes analystes économiques arrivent avec des idées nouvelles en matière de politique monétaire. Ces idées sont en rupture totale avec la prudence et le volontarisme qui ont prévalu pendant des années. Il serait intéressant d’en débattre et de faire bouger les lignes au sein du cercle restreint des membres du Conseil de BAM, d’éminentes figures économiques dont certaines ont déjà une expérience dans la gestion des affaires publiques. Le Maroc, avec l’implémentation et le déploiement de son nouveau modèle de développement qui sont en cours, en sortirait gagnant.
Composition et prérogatives du Conseil de BAM
Le Conseil de la Banque comprend le Wali comme Président, le Directeur Général ainsi que six membres désignés pour leur compétence en matière monétaire, financière ou économique, pour un mandat de six ans renouvelables. Trois de ces membres sont proposés par le Wali et les trois autres par le Chef du Gouvernement. Le Directeur du Trésor et des Finances Extérieures y siège en qualité de membre d’office, n’ayant pas droit de vote pour les décisions relatives à la politique monétaire.
Le Conseil, qui se réunit trimestriellement selon un calendrier préétabli et rendu public, détermine les objectifs quantitatifs de la politique monétaire. Il a compétence en matière de définition des caractéristiques des billets et des monnaies émis par la Banque et de leur mise en circulation ou retrait. Il arrête les règles générales de fonctionnement des réserves de change. Il est également en charge de l’administration de la Banque, en particulier pour les aspects qui concernent la politique générale, la gestion financière et la comptabilité, ainsi que l’organisation.
La nouvelle composition du Conseil a été dévoilée en mars 2020. Le Conseil comprend :
- Abdellatif Jouahri, wali
- Abderrahim Bouazza, directeur général
- Mouna Cherkaoui
- Mohamed Daïri
- Najat El Mekkaoui
- Larbi Jaïdi
- Mustapha Moussaoui
- Fathallah Oualalou
- Fouzia Zaaboul