Depuis plusieurs semaines, de supposées fuites sur les recommandations de l’Instance chargée de la réforme de la Moudawana animent des débats enflammés sur les réseaux sociaux. Entre préservation identitaire et adaptation aux évolutions de la société, les voix s’affrontent, arguments à l’appui. Mais dans les recoins virtuels, les échanges virent parfois à la menace…

Septembre 2023. Le roi Mohammed VI somme le chef du gouvernement d’amender la Moudawana dans un délai ne dépassant pas les six mois. L’Instance chargée de la révision du Code de la famille est rapidement instituée et les consultations, rapidement programmées. S’activent autour de cette question le ministère de la Justice, le Conseil Supérieur du Pouvoir Judiciaire, le Conseil Supérieur des Oulémas, le Conseil National des Droits de l’Homme, l’Autorité gouvernementale chargée de la solidarité, de l’insertion sociale et de la famille, et la Présidence du ministère public, tout en s’ouvrant également sur les partis politiques, les instances et acteurs de la société civile, les chercheurs et les spécialistes… En somme, toutes les forces vives de la Nation proposent leur vision pour ces textes de loi, établis de manière collective et collégiale, qui viendront dicter l’environnement familial pour les années à venir.

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La ligne énoncée par le Monarque est claire : composer avec le référentiel islamique, les dispositions de la Constitution encadrant la famille (en tant qu’institution fondée sur le mariage et noyau de la société), les orientations royales et surtout les «convictions de la société». Le débat qui anime lui l’espace public depuis 2004 (et bien avant) a dès lors repris de plus belle. Chacun y va de son intime conviction que cette Moudawana 2.0 doit refléter les mutations sociétales du Maroc 2024 ou préserver son identité. Car les protagonistes comme les antagonistes du changement de ce corpus juridique partent de leur connaissance de la réalité de la société marocaine.

dis à tes collègues que tu seras tuée dans vos locaux de Rabat comme Charlie Hebdo en 2025. Je jure devant Dieu (…) tu mérites de mourir
Un des commentaires aperçus sur les sociaux de certaines militantes des droits de la femme

Si les débats organisés en conférence ou encore sur les médias, bien que houleux, semblent satisfaire la notion de respect de l’opinion de l’autre malgré les divergences, ceux que l’on retrouve dans les espaces virtuels prennent une autre tournure. «Tu vas mourir douloureusement, je promets», peut-on lire ici, ou encore «dis à tes collègues que tu seras tuée dans vos locaux de Rabat comme Charlie Hebdo en 2025. Je jure devant Dieu (…) tu mérites de mourir», «je sais où tu habites, je sais quelles écoles ils fréquentent», rapporte notre consœur chroniqueuse, Zineb Ibnouzahir, citant des commentaires vus sur les réseaux sociaux de certaines militantes des droits de la femme.

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Dans sa livraison du 9 avril, Al Ahdath Al Maghribia avait noté que face à ces discours discriminatoires et haineux, voire même extrémistes allant jusqu’aux menaces (et menaces de mort), le Front national de lutte contre l’extrémisme et le terrorisme avait saisi le ministère public afin de prendre les mesures adéquates. «Ces menaces d’effusion de sang en guise de commentaires sur la Moudawana nécessitent l’intervention du ministère public, car ces extrémistes de l’islam politique ont montré leurs dents publiquement», argumentait l’organisation. Le quotidien, détaillant l’histoire, a fait savoir que certaines des pages Facebook qui participent à la diffusion de ce discours haineux ont vu certains de leurs membres promettre qu’une guerre civile éclaterait si les changements apportés à la Moudawana vont «à l’encontre de notre identité en tant que musulmans».

Polygamie, héritage, tutelle des enfants, divorces… Dès lors que ce sujet, clivant par sa nature contraignante lors de son application, oppose deux courants de pensée qui s’acharnent à dire «c’est moi qui ai raison», quel compromis sera-t-il possible (si possibilité il y a) de trouver ?

Les progressistes : oui, mais non…

Dans ce débat, il y a donc d’un côté les progressistes que sont les partis de gauche, les associations qui militent pour les droits des femmes, des enfants et autres acteurs protagonistes d’un changement des textes de lois dans le sens d’une mouvance plus égalitaire. Premier argumentaire : la Constitution, loi suprême à laquelle doivent se conformer tous les textes juridiques. Celle-ci, votée par référendum (à près de 99%) en 2011, est venue consolider «les piliers d’une monarchie démocratique, parlementaire et sociale» et consacrer les droits de l’Homme tels que reconnus universellement.

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Parmi eux, le principe de l’égalité. Cet «acquis» est pour les partisans de cette mouvance progressiste le point de départ de la revendication égalitaire en matière d’héritage. Pour eux, il n’est pas question non plus d’aller à l’encontre des préceptes de la religion musulmane. Il est davantage question que l’«ijtihad» puisse reconnaître que l’égalité d’héritage entre frères et sœurs, la succession par agnation ou encore le testament sont désormais dépassés. Car, «les temps ont changé».

Mais si peut-être est-il trop tôt et sensible de parler d’égalité (le texte coranique étant clair dessus), la révision de la règle de «taâssib» est-elle possible ? En effet, plusieurs théologiens modernistes, dont notamment Asmaa Lamrabet, soutiennent que l’héritage par agnation n’a pas de fondements coraniques et émane donc du «fiqh» (traduisez, la jurisprudence islamique). «Au vu de certains éléments (ndlr, les femmes prennent en charge matériellement leurs familles, grande comme petite, même lorsqu’elles sont mariées), on ne peut plus donc refuser de voir la réalité en face, comme essaient de le faire certains conservateurs qui s’accrochent à des idéaux inexistants dans le contexte actuel», défend la spécialiste.

Autre sujet qui fâche : la polygamie. C’était d’ailleurs l’un des acquis de la Moudawana V1. Toutefois, la réalité a mis en évidence plusieurs défaillances dans l’application des prérogatives légales. Ce sont ces défaillances qui ont été relevées et ont motivé l’intervention royale pour exiger du gouvernement de s’activer dans la réforme. Et, pour argumenter le bienfondé de leurs revendications, les progressistes avancent la nécessité de revoir la jurisprudence religieuse. «Pour expliquer certaines «ayates», il est crucial de comprendre le contexte dans lequel elles ont été énoncées. Lorsque cette « ayate » de sourate « annissaa » a été dictée, c’était en temps de guerre. Il était question alors de protéger les veuves et leurs enfants», explique une militante lors d’un débat animé sur les ondes de Luxe Radio. Mais c’était un terrain glissant sur lequel s’était aventuré l’intervenante. L’animateur ne manquant pas de poser la question : «pourrait-on donc dire que la polygamie serait donc autorisée pour les veuves par exemple ?».

Les conservateurs : non mais oui…

De l’autre côté, l’on retrouvera les conservateurs, pas nécessairement dans le sens religieux du terme, qui plaident pour la préservation de l’identité marocaine telle qu’existe aujourd’hui. Car, selon eux, les conséquences de la Moudawana établie en 2004 ont conduit la société marocaine à une baisse du taux de la fécondité, à une exacerbation des divorces et à des mariages trop tardifs. Et l’appel d’une «certaine élite francisée» à du changement radical dans notre société conduira inévitablement à notre perte en tant que Nation.

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«Les conservateurs ne décolèrent pas, menaçant des feux de la géhenne toute personne qui voudrait changer le corpus actuel, d’essence quasiment sacrée, à les croire ; la femme n’est pas l’égale de l’homme, et elle ne saurait l’être. Jamais», écrit notre confrère Aziz Boucetta. Peut-être à juste titre, les conservateurs militent pour la préservation de la Marocanité de chacun, car tel que cité plus haut chaque partie de ce débat sur la réforme de la Moudawana plaide pour la mise en application de sa vision de ce que devrait être la société marocaine dans son milieu familial pour les années à venir.

Dans cette conception, Abdelilah Benkirane, ancien chef de gouvernement et secrétaire général du Parti de le Justice et Développement (PJD), appelle non seulement à la préservation de l’identité marocaine, mais aussi toutes les personnes qui se sont reconnues dans le discours religieux à prendre part à ce débat. Dès lors, le débat diverge de son origine d’attachement à la religion musulmane, à la conversation portant l’application de la prochaine Moudawana au test ultime de la Marocanité en tant que Nation.

Et dans leur argumentaire, les conservateurs utiliseront parfois le manque de cohérence de l’autre partie, et surtout son manque de maîtrise de l’argumentaire religieux, que les progressistes veulent à tout prix présenter en amont de leur plaidoirie. Dans cette optique, des membres de cette mouvance vont encore user du langage de l’Islam, puis dériver vers des conclusions qui en finiront de manière catégorique avec tout débat. En témoigne le ton qui monte au moment de certaines conversations…

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