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C’était prévisible diront certains utilisateurs de TikTok. Oui, mais tout le Maroc n’est pas sur ce réseau social. Alors pour ceux qui n’ont pas suivi l’affaire, depuis plusieurs semaines de nombreux appels incitant à l’immigration illégale pullulent sur TikTok comme des champignons. C’est ainsi que le 15 septembre 2024, des centaines de jeunes Marocaines, Marocains, quelques Tunisiens et Algériens, ont tenté de fuir via Fnideq pour rejoindre l’Europe de manière illégale, attirés par le champ des sirènes de l’immigration clandestine. La seule sirène qu’ils auront trouvée, malheureusement pour eux, est celle des forces de l’ordre.
C’est triste, mais surtout alarmant de constater qu’autant de Marocains (ceux qui étaient présents, et ceux qui les encourageaient et les enviaient sur les commentaires), aient une envie d’ailleurs qui ne les quittera pas de sitôt. L’Eldorado espagnol ne tendant pas forcément les bras à l’ensemble des migrants en provenance du Nord du Maroc, cela se fait souvent de manière illégale.
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Il faut dire qu’en pleine période d’inflation, les Marocains n’ont d’autres mots à la bouche que « fuyons, tant que nous le pouvons ». Chômage, exclusion, absence de perspectives… la précarité grandit et les chances d’intégrer le système se font de plus en plus rares. Ces jeunes, ce sont essentiellement les NEET (Not in Education, Employment or Training), sans emploi et sans formation pour la plupart.
N’ayant pu voir le bout du tunnel sur le territoire marocain, ils rêvent de tenter leur chance sur le sol européen, qui, selon eux, remplirait toutes les conditions d’un avenir meilleur : une prise en charge médicale, un enseignement gratuit pour les enfants, des allocations de chômage en cas de besoin…, mais surtout la reconnaissance de l’être humain, en tant que tel. La « 7ogra », terme largement entonné par les Marocains, ne semble pas avoir disparu avec le temps, au contraire.
C’est donc au péril de leur vie qu’ils sont prêts à rejoindre les frontières étrangères, à la nage. Derrière chaque tentative de traversée clandestine se cache un parcours d’exclusion et de marginalisation qui pousse ces jeunes à tout risquer pour une vie meilleure ailleurs.
La frontérisation : la stratégie européenne d’isolement
La migration irrégulière entre le Maroc et l’Europe est depuis longtemps un sujet central dans les débats politiques, économiques et sociaux des deux côtés de la Méditerranée. Les flux migratoires ont évolué au fil des décennies, influencés par des facteurs aussi variés que les crises économiques, les conflits, le changement climatique, et surtout les politiques migratoires mises en place par l’Union européenne et ses pays membres. Sociologue, membre du Conseil d’Administration et l’un des fondateurs du GADEM (Groupe antiraciste d’accompagnement et de défense des étranger·e·s et migrant·e·s), Mehdi Alioua propose à Le Brief un éclairage sur la question. Selon lui, la « frontérisation » progressive de l’Europe, c’est-à-dire le renforcement drastique des frontières tant physiques qu’administratives, a profondément modifié les trajectoires migratoires, obligeant les candidats à l’exil à recourir à des voies clandestines.
L’Europe s’est frontérisée, le Maroc a été appelé comme partenaire pour participer à cette frontérisation, ce qu’il a plus ou moins acceptéMehdi Alioua, Sociologue, membre du Conseil d’Administration et l’un des fondateurs du GADEM
Il faut dire que dans les années 1980, la migration entre le Maroc et le vieux continent était assez souple. À cette époque, il n’était pas rare de voir des Marocains sans papiers traverser la Méditerranée pour travailler dans les pays européens, notamment en Espagne, en France, en Belgique ou en Italie. La notion d’économie de la circulation dominait alors. Cette expression décrit une situation où des milliers de Marocains, vivant dans des conditions précaires au Maroc, pouvaient se déplacer, travailler temporairement en Europe et retourner au Maroc. Ils pouvaient ainsi subvenir à leurs besoins sans être soumis aux lourdes restrictions migratoires actuelles. « Pendant très longtemps, les gens circulaient assez librement, et avec plus ou moins de difficultés. Ce qui était compliqué, c’était les coûts liés au passeport. Mais lorsqu’ils ont traversé une frontière, ça ne coûtait pas très cher, même de manière irrégulière administrativement, les gens circulaient, voyageaient, et ils régularisaient leur situation plus tard. Parfois même, il y a des gens, dans les années 80, qui ont vécu des années à faire des allers-retours entre le Maroc et la France, alors que leur situation n’était pas régulière », explique Mehdi Alioua à Le Brief.
Et puis, peu à peu, vers les années 1990, le beau temps a connu son terme et les régimes de visas sont devenus plus stricts. Il n’est alors plus possible d’aller et venir, bon gré mal gré, il faut à présent passer par des rendez-vous, des frais, de longues demandes de visas… et tout le monde n’en a pas les moyens.
Ce premier point, arrange tout particulièrement les petites affaires européennes. En 2023, 136.367 demandes de visa Schengen déposées par des Marocains ont été rejetées, représentant 8,3% des refus pour l’ensemble du continent africain. Bien, mais combien cela représente-t-il en termes de bénéfice pour nos amis européens ? Ce rejet massif a coûté aux Marocains plus de 100 millions de dirhams (environ 11 millions d’euros) en frais non remboursés. Avec 591.404 demandes de visas Schengen, les Marocains occupent la quatrième place mondiale en termes de demandes, en hausse de 39,7% par rapport à 2022. Les Marocains sont précédés par les Algériens, qui ont déboursé environ 13,3 millions d’euros en 2023 pour des demandes non acceptées. Ça en fait un sacré profit pour des pays qui ne recevront jamais ces voyageurs !
« L’Europe s’est frontérisée, le Maroc a été appelé comme partenaire pour participer à cette frontérisation, ce qu’il a plus ou moins accepté. Parfois, il résiste un peu, mais de fait, il a accepté. Le Maroc s’est aussi doté de logistique qui permet bien sûr de faciliter la circulation, mais surtout la circulation de bateaux, de ports… Donc nous avons au moins besoin de ces personnes-là, de circulation, et de notre côté, ceux qui allaient immigrer de manière, entre guillemets, classique pour aller travailler, même s’il y a un besoin de travailleurs immigrés en Europe, rencontraient des difficultés avec le régime de visa. Ils ont donc commencé à migrer clandestinement, c’est comme ça qu’on a vu arriver, à la fin des années 90, la question du 7rig (ndlr: immigration illégale)», détaille le sociologue.
Cette histoire concernait, dans un premier temps, les Marocains, avec les fameuses pateras, puis les Algériens, les Tunisiens, les Africains du Nord… Ce n’est qu’entre 5 et 8 ans plus tard, dans les années 2000, que l’on a commencé à voir des Africains subsahariens faire de même, en traversant la Méditerranée, notamment via le Maroc. Dans une situation de circulation intense, légale, régulière et irrégulière, le système a été durci. C’est ce que les chercheurs nomment « frontérisation ».
Le concept de « frontérisation », dont parle Mehdi Alioua, fait référence à la transformation des frontières européennes en véritables barrières infranchissables, tant au niveau physique (murs, clôtures, patrouilles) qu’au niveau administratif (régimes de visas restrictifs, contrôle des passeports, accords de réadmission). Cette politique a progressivement étouffé les flux migratoires légaux, poussant de plus en plus de migrants à emprunter des voies clandestines. Alioua souligne que la mise en place de cette stratégie a durci les conditions de migration et modifié les trajectoires migratoires. Auparavant, les migrants qui quittaient le Maroc pour l’Europe avaient souvent l’intention de revenir dans leur pays d’origine après avoir économisé suffisamment d’argent. Ce modèle circulaire permettait aux familles marocaines de bénéficier de revenus supplémentaires sans pour autant encourager un exode définitif. Mais avec la fermeture des frontières, les migrants qui parviennent à franchir les obstacles préfèrent désormais rester en Europe, car la difficulté de retourner et de repartir de nouveau est devenue insurmontable.
Le régime de visas, imposé par l’Europe à des pays comme le Maroc, est l’un des instruments centraux de cette frontérisation. Selon le spécialiste, ce système de contrôle des flux migratoires a pour effet d’exclure, de facto, les populations les plus vulnérables, qui n’ont pas les moyens financiers ou les ressources administratives pour obtenir un visa. Ceux qui sont en mesure d’obtenir un visa sont souvent issus des classes sociales les plus favorisées, laissant les plus démunis sans autre option que la migration clandestine.
Cette exclusion est particulièrement criante dans les zones rurales et les périphéries des grandes villes marocaines. Dans ces régions, l’absence d’opportunités économiques et sociales pousse de nombreux jeunes à envisager la migration clandestine comme une issue possible. Loin des mythes de l’Eldorado européen, ces jeunes savent que la traversée est périlleuse, mais leur désespoir est tel qu’ils sont prêts à risquer leur vie.
@hassanbibrineأم مشا ليها ولدها و بنتها صغار في الهروب ديال 15 /9/2024♬ son original – Hassan Bibrine
La criminalisation des migrants
Avec la montée des politiques sécuritaires en Europe, les migrants irréguliers sont souvent perçus comme des criminels ou des menaces potentielles pour l’ordre public. Cette stigmatisation est renforcée par le discours politique qui associe fréquemment migration et insécurité. Une tendance déplorable, car elle invisibilise les réalités complexes des migrants, souvent forcés de quitter leur pays pour fuir la misère, les conflits ou les catastrophes climatiques. En Europe, les lois visant à renforcer la surveillance des frontières ont entraîné une augmentation des patrouilles et des technologies de surveillance, mais aussi des accords bilatéraux entre les pays européens et des pays comme le Maroc, chargés de contrôler les flux migratoires à leurs frontières.
Parallèlement, un paradoxe majeur nous pend au nez. Bien que l’Europe ait besoin de jeunes travailleurs – migrants, elle continue de fermer ses portes à l’immigration légale. « Nous n’avons pas de solution à leur offrir ici, il y’en a un peu plus en Europe, et ils le savent, notamment parce qu’ils ont les images de certaines success-stories, comme celle de Lamine Yamal, dont les parents ont immigré de manière illégale. Nous avons plusieurs autres exemples où ils savent qu’une fois de l’autre côté, ils arrivent à trouver une société, non pas qui les accueillent à bras ouverts, mais il y a de l’entraide, il y a des associations, ils finissent par trouver du travail, parce qu’il y a beaucoup de tâches que les Espagnols, les Français ou les Italiens ne veulent plus faire. En plus, il y a un vieillissement de la population, il y a donc un besoin en jeunes dans certains villages. Il y a toujours des tâches, un besoin de jeunes femmes, de jeunes hommes », explique Alioua.
De nombreux secteurs de l’économie européenne, comme l’agriculture, la construction, et les services, dépendent de la main-d’œuvre étrangère, souvent peu qualifiée. Le vieillissement de la population européenne, associé à la réticence des locaux à occuper certains emplois jugés pénibles ou mal rémunérés, laisse un vide dans le marché du travail que les migrants pourraient combler.
Cependant, les politiques restrictives mises en place par l’Union européenne empêchent une immigration légale suffisante pour répondre à ces besoins. En conséquence, une partie de cette demande est satisfaite par des travailleurs irréguliers, souvent exploités en raison de leur situation précaire. Une contradiction qui illustre l’hypocrisie des politiques migratoires européennes, qui ferment officiellement leurs portes tout en profitant officieusement de la main-d’œuvre clandestine !
La vérité est ailleurs
Le rêve de l’Europe, alimenté par les récits de réussite de certains migrants, reste vivace dans l’imaginaire collectif marocain, en particulier chez les jeunes. Les médias, les réseaux sociaux, et les histoires de réussite comme celle de Yamal, footballeur d’origine marocaine et guinéenne, participent à renforcer cette image d’une terre de promesses, où tout semble possible.
En milieu rural, l’exode migratoire prend parfois l’allure d’une pression sociale insurmontable. Ceux qui restent sont souvent perçus comme des échecs, incapables de quitter la pauvreté. Cette pression exacerbe le sentiment d’impuissance et de désespoir chez de nombreux jeunes, qui, sans emploi et sans avenir, se tournent vers la migration clandestine comme une échappatoire.
[…]25% des 16-25 ans. […] ils connaissent des gens, un grand-oncle, des gens de la génération de leurs parents, et même des plus jeunes, des grands-frères, qui ont immigré, qui sont passés de l’autre côté, et qui, après plusieurs années de galère, ont fini par gagner leur vie, et leur envoyer de l’argent…Mehdi Alioua
La situation la plus préoccupante pour l’avenir du pays est celle des NEET. Ils sont plus d’un million et demi de jeunes Marocains, âgés de 15 à 24 ans, en situation précaire : ils ne sont ni scolarisés, ni employés, ni engagés dans une formation professionnelle. Ces jeunes, souvent désignés par l’acronyme NEET (Not in Education, Employment, or Training, comme expliqué plus haut), subissent une exclusion sociale profonde. Ils sont confrontés à une absence de moyens financiers, à un accès limité à une éducation de qualité, et à des opportunités professionnelles presque inexistantes, notamment dans les zones rurales et les périphéries.
Lire aussi : Le CESE trace une voie d’inclusion pour les jeunes NEET Marocains
Le phénomène du décrochage scolaire est très important dans la marginalisation des jeunes. Chaque année, plus de 300.000 élèves quittent prématurément le système scolaire, en grande partie à cause de l’échec académique, des conditions socio-économiques difficiles ou du manque d’infrastructures scolaires dans certaines régions. Ce taux élevé de décrochage prive les jeunes des compétences nécessaires pour accéder à l’emploi et les exclut de fait du marché du travail formel.
N’ayant pas trouvé leur place dans la société marocaine, beaucoup de ces jeunes finissent par envisager l’immigration clandestine comme une issue à leur précarité. Les réseaux sociaux, et en particulier TikTok, sont déterminants dans cette situation, diffusant des contenus vantant les mérites d’une vie meilleure en Europe. Ces plateformes deviennent des fenêtres vers un monde idéalisé, où les difficultés semblent effacées et où le rêve d’une vie réussie est à portée de main.
« Selon l’enquête du CESE, de Zakaria Kadiri, professeur de sociologie à la Faculté des Lettres et des Sciences humaines Ain Chock de Casablanca, l’on parle de 25% des 16-25 ans. Comme on leur a expliqué que ce n’est pas vrai, qu’ils n’ont rien à voir en Espagne ou en Italie, ils ont des modèles, ils connaissent des gens, un grand-oncle, des gens de la génération de leurs parents, et même des plus jeunes, des grands-frères, qui ont immigré, qui sont passés de l’autre côté, et qui, après plusieurs années de galère, ont fini par gagner leur vie, et leur envoyer de l’argent », détaille Mehdi Alioua.
Ce sentiment d’abandon nourrit une profonde frustration. Dans un pays marqué par des écarts de développement entre les grandes villes et les campagnes, ces jeunes voient peu de chances d’améliorer leur situation. Les métropoles telles que Casablanca ou Rabat concentrent la majeure partie des opportunités, tandis que les régions reculées restent sous-développées, avec un sentiment de marginalisation pour leurs habitants.
Les réseaux sociaux ont modifié les dynamiques de la migration. Jadis, les jeunes s’informaient sur la migration à travers des histoires familiales ou des récits de proches. Aujourd’hui, TikTok, Instagram, et autres plateformes numériques diffusent massivement des vidéos montrant des jeunes ayant réussi à traverser vers l’Europe, sans évoquer les obstacles et dangers auxquels ils sont confrontés.
Ces contenus viraux créent une image faussement positive de la migration. Ils occultent les risques réels, comme les traversées périlleuses ou les conditions de vie précaires auxquelles les migrants font face à leur arrivée. Les jeunes, souvent déconnectés de la réalité, sont séduits par ces récits de succès et influencés par des vidéos qui ne montrent qu’une partie de l’histoire.
C’est d’abord une politique publique de la jeunesse, une politique publique de la jeunesse dans laquelle il y a loisirs, culture, travail, formation professionnelle, écoleMehdi Alioua
En amplifiant ces récits simplifiés, les plateformes jouent un rôle inquiétant dans l’encouragement à la migration clandestine. Certaines vidéos, en offrant une vision idyllique de l’Europe, alimentent les espoirs d’une jeunesse désillusionnée, alors même que les conséquences peuvent être tragiques.
Face à cette crise, Alioua appelle à une réforme longue, dans le temps. « Ce n’est pas qu’une politique publique de l’emploi (qui est nécessaire). C’est d’abord une politique publique de la jeunesse, une politique publique de la jeunesse dans laquelle il y a loisirs, culture, travail, formation professionnelle, école. Le Maroc en a une, sauf qu’elle est mal répartie sur le territoire. C’est-à-dire qu’il y a des endroits où il y a suffisamment d’écoles, suffisamment de maisons de jeunes, même si les maisons de jeunes ont malheureusement fermé. Elles rouvrent, parfois, mais on n’a pas suffisamment de lieux où la jeunesse peut s’exprimer et s’organiser », explique le spécialiste, avant de poursuivre sur un exemple parlant : « pendant qu’on fait des choses ensemble, on crée du lien et on est donc socialisés. Et pour ça, il faut des éducateurs pour les suivre, que ce soit parce que c’est le foot ou même pour les ultras. Il y a le rôle des éducateurs. Alors, on peut avoir peur des ultras et parfois, les ultras font des débordements, voire carrément de la délinquance. Mais de se défouler comme les ultras, c’est très organisé. Il y a des corps en frères, il y a des gens plus âgés, il y a les plus jeunes, il y a une hiérarchie. Donc, j’ai pris cet exemple pour vous dire qu’en fait, que ce soit pour le foot ou n’importe quel autre sport ou pour la culture, il faut à tout prix que les jeunes soient encadrés, fassent des choses entre eux, pour eux, sous la supervision de jeunes adultes, voire d’adultes plus âgés qui les éduquent. Et « faire », va leur donner envie de rester, ça va leur donner envie de monter des projets ».
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