Melilia : l’enclave de la mort
Le drame de Melilia a laissé des corps sans vie et des cœurs meurtris au Maroc comme dans toute l’Afrique, sans parler des blessures corporelles et d’amour-propre, parce qu’il faut le dire, qu’elles que soient les circonstances, la dignité humaine a été bafouée à ce point de passage entre Nador et le préside occupé. Le chef de la Commission de l’Union africaine, le Tchadien Moussa Faki Mahamat, a dénoncé « le traitement violent et dégradant de migrants africains » réclamant une enquête sur ce drame. Le sujet a été abordé mercredi par le Conseil de sécurité de l’ONU lors d’une réunion à huis clos. La session a été marquée par un exposé d’Ilze Brands Kehris, une adjointe du secrétaire général de l’ONU pour les droits de l’Homme, ce qui était en soi un évènement plutôt rare au Conseil de sécurité, mais qui n’a abouti sur aucune résolution. Du côté de l’Espagne, tout en déplorant « les pertes en vies humaines », le chef de l’exécutif espagnol, Pedro Sánchez, a accusé « les mafias qui se livrent au trafic d’êtres humains » d’être responsables du « violent assaut » sur Melilia et a promis une « collaboration totale » de son gouvernement avec les enquêtes.
À part lui, rares sont les leaders européens qui se sont exprimés sur le sujet. Pour le réseau Migreurop, «le silence général (…) témoigne du cynisme des autorités européennes, prêtes à tous les renoncements plutôt que de remettre en question le régime migratoire actuel, sécuritaire et criminel».
Le film des événements
Le mode opératoire est quasiment le même à chaque tentative pour pénétrer Melilia. Les migrants se sont regroupés jeudi 23 juin sur le mont Gourougou, sur les hauteurs de Nador. Ils ont été briefés par les passeurs sur les horaires de relève des gardes-frontières et sur la manière de franchir le point de passage de Melilia. Vendredi matin, les 2.000 personnes ont commencé à se déplacer vers 6h30 pour arriver à la porte d’accès du contrôle aux frontières. Selon les reporters de l’agence de presse espagnole EFE qui ont rencontré des témoins à Nador, beaucoup de migrants étaient armés de bâtons, de couteaux, de pierres et d’outils pour couper les barreaux. C’est une vraie colonne humaine parfaitement organisée et violente que les forces de sécurité marocaines ont eu du mal à repousser. S’en suivra une véritable tragédie.
Selon les rapports officiels, de nombreuses victimes sont tombées du haut de la clôture et d’autres ont été écrasées dans une bousculade. Au moins 27 migrants ont péri, selon un décompte réalisé par l’Association marocaine des droits humains (AMDH) à la morgue de Nador, tandis que 76 autres ont été blessés ainsi que 140 policiers quand les migrants ont essayé d’escalader la haute clôture grillagée séparant Melilia de Nador. La situation a dégénéré avec une violence inouïe observée de part et d’autre, comme le montrent des vidéos devenues virales.
«Les migrants accrochés sur les barrières ont été ciblés par les forces de l’ordre des deux côtés. La Guardia civil espagnole les a aspergés de gaz lacrymogène, et certains sont morts en tombant au sol. D’autres ont été violentés par les forces marocaines (…). Le bilan s’est alourdi car les secours ont tardé de part et d’autre de la frontière», explique Elsa Tyszler, membre de Migreurop. Les images sont horrifiantes même s’il est difficile de déterminer avec précision le déroulement des faits. On voit des dizaines de cadavres, des centaines de blessés, des hommes à même le sol souffrant le martyr, les mains ligotées derrière le dos…
Réactions au Maroc
Vendredi et samedi, des ONG, à leur tête l’AMDH, sont vite montées au créneau pour réclamer une enquête afin de déterminer les responsabilités tout en regrettant le fait que les autorités marocaines s’empressaient d’enterrer les corps, sans examen médico-légal.
Dimanche, le gouvernement marocain réunit des ambassadeurs africains accrédités au Maroc. Objectif : expliquer l’action des forces de l’ordre, vidéos à l’appui, face à l’assaut des migrants. Cette communication de crise est censée atténuer la vive émotion et apaiser les tensions avec les pays africains. Les diplomates africains salueront la politique migratoire du Royaume. Quant au doyen du corps diplomatique et ambassadeur du Cameroun au Maroc, Mouhamadou Youssifou, il a condamné l’assaut des clandestins au niveau de Nador. «Nous nous tenons, comme par le passé, aux côtés des autorités marocaines pour juguler cette situation qui n’honore pas nos pays et qui n’honore par l’Afrique, en général», a-t-il soutenu.
Du côté des officiels marocains, c’est Khalid Zerouali, wali directeur de la Migration et de la Surveillance des frontières au ministère de l’Intérieur qui s’est chargé de défendre la position marocaine. Zerouali a certifié que la gouvernance migratoire du Maroc est structurée par une « logique humaniste’’ malheureusement pervertie par les actions criminelles des réseaux de trafic. Déplorant ce qui s’est passé au niveau de Nador, et le qualifiant de « véritable drame », Zerouali a indiqué que plus de 145 assauts ont été repoussés autour des présides de Sebta et Melilia depuis 2016 (50 en 2021 et 12 jusqu’à mai 2022), assurant que plusieurs éléments des forces de l’ordre, qui ont toujours agi avec professionnalisme et dans le respect total des lois et des règlements, sont blessés au cours de ces assauts. Le responsable n’a toutefois pas confirmé la mort de deux agents des forces de l’ordre lors de la tragédie du vendredi 24 juin, comme l’ont rapporté plusieurs médias.
Lundi, la justice marocaine a décidé de poursuivre 65 rescapés du drame de Melilia. Il s’agit en majorité de Soudanais originaires du Darfour. Certains ont été inculpés pour entrée illégale sur le sol marocain, violence contre agents de la force publique, attroupement armé et refus d’obtempérer. D’autres sont jugés pour participation à une bande criminelle en vue d’organiser et de faciliter l’immigration clandestine à l’étranger.
Lundi toujours, le Conseil national des droits de l’Homme (CNDH) est entré en ligne en annonçant la création d’une mission d’information suite à la tentative d’assaut contre la clôture métallique au niveau de Nador. À travers sa Commission régionale de l’Oriental et ses membres à Nador, le CNDH a affirmé avoir suivi les informations recoupées et avoir visionné un ensemble de vidéos et photos en circulation « qui n’ont aucun lien avec la tentative de passage des migrants et contiennent des informations et des données erronées » concernant l’opération et ses conséquences. Jeudi, les membres de la mission d’information se sont rendus sur place et à la morgue de Nador. Il s’agit de Mohamed Amarti, coordinateur de la mission et président de la Commission régionale des droits de l’Homme (CRDH) de l’Oriental, Mohamed Charef, président de la CRDH de Souss-Massa, Abderrafie Hamdi, directeur du monitoring et de la protection des droits de l’Homme au CNDH, Adil Sehimi, médecin et membre de la CRDH de l’Oriental, ainsi que Malika Daoudi, également membre de la CRDH de l’Oriental. On attend toujours leur prise de parole au sujet de ce qu’ils ont pu constater.
Espérons que les membres du CNDH tireront les choses au clair et ne produiront pas un rapport comme celui de l’ex-Conseil consultatif des droits de l’Homme (CCDH) qui n’avait apporté aucune clarification sur les responsabilités quant à un drame similaire survenu en 2005. «Les assauts, technique relevant d’une stratégie belliqueuse, n’étaient nullement spontanés. Ils étaient le produit d’une organisation de type militaire avec un état-major sommaire. Ainsi, la fulgurance des assauts a eu pour conséquence une réaction marocaine empreinte de l’effet de surprise, d’une forme de panique et d’inexpérience», pouvait-on lire sur ce rapport publié en 2007, deux ans après les faits.
Mardi, une cinquantaine de migrants ont manifesté devant le bureau du Haut Commissariat de l’ONU pour les réfugiés (HCR) à Rabat. Les manifestants ont protesté contre le traitement « inhumain » infligé par les forces de l’ordre marocaines vendredi et pour réclamer le statut de réfugiés. «Le 24 juin est un jour noir. Il y a eu des bousculades puis les forces de l’ordre ont battu beaucoup de nos frères», a témoigné Ahmed, un Erythréen, dénonçant une « boucherie ». «On veut savoir ce qui s’est passé pour qu’on puisse l’expliquer aux proches des défunts», a-t-il plaidé. De son côté, la Plateforme des associations et Communautés subsahariennes au Maroc (P.ASCOMS) a publié une pétition. «L’Union européenne, ses pays membres et le Maroc sont responsables de ce désastre», a estimé la plateforme associative.
Le point de passage de Melilia, comme aussi celui de Sebta, est une zone de la honte. C’est une étrange survivance de l’ère coloniale. Comment accepter que des concitoyens africains viennent trouver la mort sur un territoire africain rattaché sans aucune logique à l’Europe et non inscrit de surcroît par l’Organisation des Nations unies (ONU) en tant que territoire occupé ? Parce qu’aucun final, c’est le cœur du problème. Pour tout citoyen africain, les frontières du Vieux Continent commencent chez nous au Maroc, à Melilia et à Sebta. L’horreur absolue vécue vendredi doit donner à réfléchir à notre partenaire du nord. Encore heureux que l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (Otan) n’ait pas décidé, lors de son sommet ordinaire organisé les 29 et 30 juin à Madrid, d’intégrer Melilia et Sebta dans son champ d’action. Et puis jusqu’à quand le Maroc va jouer au gendarme de l’Europe ?
N’est-ce pas un certain Nasser Bourita qui a déclaré en mai 2021 : «Le Maroc n’a pas pour vocation d’être le gendarme de l’Europe ni son concierge». Quant à nos frères africains, il est urgent d’entreprendre une action de proximité pour leur expliquer que le Maroc ne se comporte absolument pas en néo-colonisateur des pays d’Afrique subsaharienne.
L’avis de Franck Iyanga, secrétaire général du syndicat ODT-I recueilli par LeBrief.ma
«En tant qu’être humain et migrant de surcroît, je ne peux que regretter et condamner cet événement meurtrier qui n’honore pas la vie humaine. C’est pourquoi je dénonce cela et demande à ce que les autorités marocaines nous aident à élucider les causes réelles et les prometteurs de ce massacre odieux.
Il est impossible pour le moment de déterminer les responsables de ce qui s’est réellement passé parce que nous attendons les résultats des enquêtes, mais nous regrettons vraiment ce qui s’est passé et le dénonçons formellement.
Le Maroc doit éviter le chantage des voisins qui essayent de le déstabiliser en profitant de ce qui est arrivé, sans oublier que le Maroc a enregistré des avancées significatives en matière d’immigration depuis la mise en place de la nouvelle politique migratoire et la stratégie nationale d’immigration et d’asile (SNIA) de 2014 sous l’impulsion de Sa Majesté le Roi Mohammed VI. Le Maroc doit faire voir à ses détracteurs qu’il est et reste un pays d’accueil et d’installation des migrants dans une approche humaniste, globale et cohérente, conformément à ses engagements nationaux et internationaux».
Les plus importants assauts sur Melilia
Août 2005 : trois cents clandestins subsahariens tentent d’entrer massivement à Melilia, provoquant la mort d’un Camerounais de 17 ans dans des conditions controversées. Le gouvernement espagnol décide, après cet épisode, de surélever de trois à six mètres de haut l’ensemble de la clôture séparant Nador et Melilia.
Septembre 2005 : un millier de clandestins munis d’échelles artisanales en bois lancent par deux fois un assaut massif contre la clôture. Trois cents personnes réussissent à passer.
Octobre 2005 : 650 immigrants clandestins tentent à nouveau d’entrer massivement dans l’enclave de Melilla en abattant la clôture. La moitié réussissent à entrer mais 135 sont blessés.
Mars 2014 : mille migrants prennent d’assaut l’enclave et un demi-millier d’immigrants subsahariens pénètrent dans le préside occupé
Mars 2022 : 2.500 personnes forcent le passage vers Melilia. On dénombre plusieurs blessés.
Juin 2022 : tentative de quelque 2.000 migrants africains de pénétrer dans l’enclave de Melilia. On déplore 27 morts et des centaines de blessés.