L’éducation, ce nouveau luxe
Le prix du gaz butane a augmenté. Les prix des carburants ont augmenté. Les prix des viandes rouges, volailles et poissons ont augmenté. Les boulangers brandissent la menace d’augmenter le prix du pain. De tous bords, le citoyen marocain se retrouve face à une nouvelle réalité : quelle que soit sa nécessité, il devra payer le prix fort. Entretemps, sa réalité à lui n’a toutefois pas changé : son salaire n’a pas augmenté. Même si le gouvernement a annoncé une hausse du SMIG et des salaires pour juguler partiellement l’inflation.
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Alors que le Royaume s’apprête à célébrer la fête du sacrifice, pour laquelle toutes familles devront débourser un peu plus qu’avant, elles reçoivent une nouvelle claque. Maintenant qu’ils doivent (ré)inscrire leurs enfants pour la prochaine rentrée scolaire, là aussi il faudra aussi payer plus. Si les inscrits à l’école publique ne sont pas concernés par cette mesure, ceux des écoles privées et des missions étrangères crient au scandale. Sur les quelque 8 millions d’enfants scolarisés, tous cycles confondus, 1.191.780 élèves sont impactés par cette éventuelle décision (près de 12,5%). Parmi eux, 37.000 fréquentent des établissements affiliés à des systèmes étrangers au Maroc. Un chiffre qui ne fait qu’augmenter d’année en année. En témoigne la défection, au titre de l’année scolaire 2022-2023, de plus de 80.000 élèves du public vers d’autres modèles.
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Quand le privé marchande
«Il n’est pas normal que certaines écoles décident d’augmenter leurs frais d’inscription ou de scolarité, qui sont déjà bien trop élevés», déplore Noureddine Akkouri, président de la Fédération nationale des associations des parents d’élèves du Maroc (FNAPEM). Et pour cette rentrée scolaire (2024-2025), plusieurs écoles privées ont décidé d’augmenter leurs frais de scolarité. Contacté par nos soins, M. Akkouri regrette qu’il n’y ait eu aucune concertation préalable à la décision avec les parents d’élèves.
«Si les établissements privés veulent acter une telle hausse, il faudrait pouvoir le justifier. Que l’école fournisse un service supplémentaire, je veux bien. Encore faut-il que celle-ci informe les tuteurs et qu’eux acceptent sa mise en application», précise notre interlocuteur. Mais des augmentations aléatoires, anarchiques, voire illégales, sont celles que l’on observe ces dernières années. L’an dernier, le président de la Fédération de l’enseignement privé (FEP) relevant de la CGEM, Kamal Daissaoui, avait justifié la hausse accusée par la hausse de 13% de la fiscalité des enseignants vacataires. Ceux-ci représentent en moyenne 50% du corps enseignant dans le secteur privé. Selon les données de l’année scolaire 2019-2020, les établissements d’enseignement privé emploient plus de 104.533 personnes, dont 54.557 enseignants, 32.447 responsables des services tels que le transport, la surveillance et le nettoyage, ainsi que 17.529 administrateurs et superviseurs éducatifs.
Le privé, un marché florissant
C’est un constat sans faille que dresse le Conseil de la concurrence : l’enseignement privé croit beaucoup plus vite que celui du public. En termes de nombre d’établissements, l’enseignement privé a connu une tendance haussière au cours des dix dernières années, passant de 3.861 établissements en 2010-2011 à 6.922 en 2019-2020, soit une hausse de 96,62%. Sur la même période, le nombre d’établissements dans le secteur public n’a cru que de 15,5%, pour atteindre un total de 11.312 unités.
Sur le plan économique, le rapport du Conseil révèle que les 6.922 établissements privés recensés réalisent un chiffre d’affaires de près de 20 milliards de dirhams. S’appuyant sur les données fournies par la Direction Générale des Impôts, le rapport indique que les paiements d’impôts par les établissements scolaires privés ont dépassé un milliard de dirhams en 2018, dont une part de 96,58% payée par des personnes morales. Cette contribution se répartit ainsi : 291,62 millions de dirhams résultant de cotisation de l’impôt sur les sociétés ; 669,38 millions de dirhams résultant de l’impôt sur le revenu et 74,51 millions de dirhams émanant de l’impôt sur la valeur ajoutée.
Cette année, si cette hausse n’est pas uniforme et ne concerne pas tous les établissements, elle devrait osciller entre 200 et 300 dirhams. Toutefois, certains parents d’élèves ont fait état d’une augmentation qui varie entre 500 et 1.000 dirhams, et plus. Mais pour l’heure, quel que soit le montant, aucun motif n’est invoqué. Il convient de noter que près de 63% des écoles privées se trouvent dans trois régions du Maroc, à savoir Casablanca-Settat, Rabat-Salé-Kénitra et Fès-Meknès.
Sur la toile, cette nouvelle n’a pas manqué de faire réagir. «Les écoles doivent d’abord améliorer leurs services avant d’augmenter leurs prix», «Nous sommes pris en otage», «Il faut que le ministère intervienne», peut-on lire entre autres commentaires. De nombreux internautes ont, en effet, dénoncé la cupidité de certains établissements qui continuent de faire monter les prix en flèche, au détriment du niveau d’enseignement.
Un contrat qui devait mettre fin aux dépassements
Ce constat a poussé récemment le groupe parlementaire de l’Istiqlal (coalition) à interpeller le ministre de l’Éducation nationale. Dans leur missive, les députés istiqlaliens soulignent que ces augmentations soulèvent de vastes questions sur le contrôle de l’État sur les agissements de ces institutions, qui pèsent sur les parents et tuteurs des élèves. Une énième sollicitation qui intervient un an après que l’on ait pu penser que la crise était résolue.
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En effet, quelque peu avant la rentrée scolaire 2023-2024, la tutelle avait mis en place un contrat qui devait fixer tous les détails financiers que les parents et les établissements d’enseignement privé devront respecter, ainsi que les conditions possibles d’augmentation. Signé, selon notre interlocuteur, dès sa mise en application par les différentes parties prenantes, cet accord, dont LeBrief détient une copie, n’aurait pourtant pas été respecté avec cette prise de décision unilatérale.
En 2019, quelque temps avant le début de la pandémie, le Conseil supérieur de l’Éducation, de la Formation et de la recherche scientifique avait dévoilé les résultats de l’enquête nationale sur «Les ménages et l’éducation: perceptions, attentes, aspirations et coûts». L’institution avait, alors, révélé que la dépense unitaire s’élève à 11.943 dirhams pour le privé contre seulement 938 dirhams pour le public. Autrement dit, la scolarisation d’un enfant dans le privé coûte 12,7 fois plus que celle d’un enfant dans le public.
Les missions étrangères, l’éducation promise
Les écoles privées, où bon nombre de familles de la classe moyenne se réfugient en espérant assurer à leurs enfants un avenir meilleur, ne sont pas les seules à vivre cette crise. Les missions étrangères, bien que scolarisant à peine 0,5% de l’effectif des élèves au Maroc, elles-aussi provoquent la colère des parents. Lyautey, Maimonide, Juan Ramos Jiménez, Massignon, Victor Hugo, George Washington… L’engouement des parents pour ces établissements se heurte parfois à une dure réalité.
Et l’annonce par l’Agence pour l’enseignement français à l’étranger (AEFE), datée du 11 mars 2024, d’une augmentation des frais de scolarité pour l’année scolaire 2024-2025 a suscité une vive réaction parmi les parents d’élèves des écoles françaises au Maroc. Le manque de communication a surtout exacerbé leur mécontentement. «Les familles se retrouvent face à des coûts de plus en plus élevés sans voir d’améliorations correspondantes dans les infrastructures et la qualité de l’éducation», déplore l’Union des conseils de parents d’élèves (UCPE).
Cette année, dans les écoles relevant du réseau AEFE sises à Casablanca et Mohammedia (Lyautey, Massignon, …), les hausses des frais seraient de 1.500 dirhams par an. Pour les villes de Rabat et de Kenitra, celles-ci tourneraient autour de 2.700 dirhams par an. «Ajoutant à cela les augmentations successives imposées par l’AEFE depuis des années», poursuit l’Union. Lors de l’année scolaire 2018-2019, un élève marocain inscrit dans une école française de Casablanca devait payer 47.620 dirhams (annuel) pour une année de lycée par exemple. Pour le même niveau, les frais de scolarité passeront donc à 55.600 dirhams en 2024-2025. Quant aux droits de première inscription (DPI), ceux-ci passeront à 30.000 dirhams à Casablanca alors qu’ils étaient fixés à 15.000 dirhams par an jusqu’à maintenant.
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«L’Agence consulte régulièrement les fédérations de parents d’élèves pour tous les sujets. Sauf que les décisions sont prises unilatéralement. Une grande partie des frais de scolarité est consacrée à provisionner des projets immobiliers», confie Sanae Sentissi, porte-parole de l’Union. Mais malgré l’opposition de toutes les fédérations et associations de parents d’élèves, l’AEFE a entériné l’augmentation des frais de scolarité pour 2024-2025.
Et pour faire entendre sa voix, l’association a décidé de lancer une pétition, qui a atteint aujourd’hui près de 5.000 signatures. L’union remet en question la stratégie de l’Agence «qui semble se focaliser sur le développement des établissements partenaires, perçu comme une marchandisation croissante de l’éducation».
Dans ce sens, l’Union a lancé une pétition en ligne qui a atteint plus de 2.100 signatures à ce jour. Ainsi, les parents remettent en question la stratégie de l’AEFE qui «semble se focaliser sur le développement des établissements partenaires, perçu comme une marchandisation croissante de l’éducation». Ils craignent que cela ne s’intensifie dans les années à venir, rendant l’éducation française inaccessible pour de nombreuses familles au Maroc.
Les revendications des parents d’élèves sont claires : ils exigent une répartition plus équitable des charges financières avec l’État français, notamment dans les investissements immobiliers des établissements scolaires. Ils dénoncent également le retard dans la réalisation des projets d’infrastructures promis et la réduction de la qualité pédagogique due à des suppressions de postes et à des heures de cours non rattrapées. L’Union craint que cela ne s’intensifie dans les années à venir, rendant l’éducation française inaccessible pour de nombreuses familles au Maroc. «Certaines familles marocaines n’ont plus d’autres choix que de déscolariser leurs enfants puisqu’ils ne peuvent plus prétendre à l’école publique au vu de l’incompatibilité des deux systèmes», déplore la porte-parole.
Le public, le (non) choix des laissés-pour-compte
Bien heureuses sont les familles qui ont le luxe de choisir pour leurs enfants le modèle d’enseignement. Malheureuses sont les 90% restantes tenues de se suffire de ce que les gouvernements qui se suivent proposent comme réforme de l’éducation. Le constat est pourtant le même malgré les promesses phares de l’exécutif Akhannouch, dont la feuille de route se veut en «rupture» avec les tentatives précédentes qui avaient toutes échoué.
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Car il ne s’agit pas ici du coût de l’enseignement, mais de l’enseignement en lui-même ! À chaque rentrée scolaire, parents d’élèves, spécialistes de l’éducation et la société civile entière s’affolent du «faible niveau» des élèves, questionnent «la formation insuffisante» des enseignants et pointent du doigt le système «d’entretenir les inégalités». Le dernier classement du Royaume dans l’évaluation des connaissances et compétences des élèves marocains, âgés de 15 ans, en mathématiques, lecture et sciences, en est la preuve.
L’étude phare PISA (Programme international pour le suivi des acquis des élèves de 15 ans) a placé le Maroc au 79ᵉ rang mondial de l’écrit et 76ᵉ en sciences. Sur un total de 81 pays. C’est pour le pays, une chute vertigineuse de neuf places, dans ces deux catégories, en l’espace de cinq ans. Pire encore : l’Étude internationale sur la maîtrise de la lecture (Progress in international reading literacy study – PIRLS) place le Royaume à la 56ᵉ place sur les 57 pays ayant participé à cette évaluation pour l’année 2021.
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Autant de raisons qui font que près de 50% des Marocains préfèrent l’école privée. Si cette statistique était vraie avant la Covid, les conséquences de la pandémie n’ont pas arrangé les choses. Et pour cause, plus de 80,5% estiment que les enseignants du privé sont meilleurs que ceux du public. Viennent ensuite les infrastructures qui sont jugées meilleures, la sécurité, l’administration qui est à l’écoute des parents, la disponibilité de la cantine et de l’internat. Toutefois, les ménages qui optent pour le public le font pour des raisons économiques (88,5%).
Et face à ce système scolaire «traumatisé», le département de Chakib Benmoussa avait opté, dès sa nomination, et après des consultations nationales menées de mai à juillet 2022 auprès de «plus de 100.000 parties prenantes» du secteur, à opter pour un dispositif inspiré, non pas d’un modèle occidental, mais indien : la méthode Teaching At the Right Level (TARL). En cette fin d’année scolaire, le premier bilan du gouvernement affiche un succès. Au début de l’année scolaire, en septembre, «80 % des enfants ne maîtrisaient pas les compétences fondamentales enseignées l’année précédente», rapporte une étude commandée par l’éducation. Deux mois après, des tests réalisés sur 60.000 élèves ont montré que leur taux de maîtrise avait été multiplié par quatre en mathématiques, par trois en français et par deux en arabe. «Ce qui correspond à un rattrapage d’un à deux ans de scolarité», évalue le cabinet du ministre, qui se félicite d’«une inflexion inédite dans la courbe des apprentissages».
Pour la tutelle, «l’ambition réaliste pour 2026 est de lever les principaux écueils des apprentissages en fin de cycle primaire». Dès la rentrée 2027-2028, la méthode TARL sera généralisée à toutes les écoles et collèges du Maroc, mais ce calendrier annoncé soulève une question. Les prochaines élections législatives auront lieu à la fin de 2026. Chakib Benmoussa parviendra-t-il à tenir la promesse d’Aziz Akhannouch de hisser le système éducatif marocain parmi les soixante premiers du monde ?