Le gouvernement face à la défiance populaire
L’année 2024 semble démarrer du bon pied. Après plus de trois mois de négociations, le gouvernement a réussi à faire sortir le secteur de l’enseignement national de l’impasse en mettant fin au système des contrats. Le nouveau statut unifié devrait d’ailleurs être dévoilé et présenté à l’examen du Conseil de gouvernement, le 8 février prochain, selon des sources syndicales. Mais la crise éducative aura contaminé bien d’autres secteurs : santé, justice et collectivités territoriales, suggérant un malaise plus profond.
Pourtant, au lendemain de sa nomination, le gouvernement Akhannouch s’était attelé à la mise en œuvre du «dialogue social», censé favoriser «la sortie de la logique des tensions et des conflits sourds ou déclarés». À quelques mois du mi-mandat, peu de compromis auront été trouvés. Et, si les fonctionnaires de l’État même estiment que l’exécutif n’a pas tenu parole, que pourraient penser les citoyens pris dans la spirale inflationniste subissant les désaccords qui sévissent dans les institutions censées les servir ?
Les fonctionnaires dans le tourbillon des crises multiformes
Les grèves des enseignants, et en définitive leur succès à faire plier le gouvernement, aura peut-être ouvert la boîte de Pandore. Signe, non pas d’un mal nouveau, mais de sa probable prise de conscience, les fonctionnaires de diverses institutions publiques ont entamé des grèves.
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En ce début d’année, les infirmiers et techniciens de santé avaient tenu une nouvelle série de grèves pour contester, entre autres, «l’absence d’équité en matière d’indemnisation des risques professionnels». «37.000 cadres infirmiers et techniciens de santé ne sont pas indemnisés équitablement en matière d’indemnisation des risques professionnels depuis plus de vingt ans», avaient fait observer les syndicats pour qui la politique de la tutelle est «dépassée». Résultat : ils obtiennent gain de cause avec l’engagement du gouvernement à mettre en œuvre une augmentation des salaires à partir de janvier 2024.
Notons aussi, bien qu’ils ne soient pas encore fonctionnaires de l’État, que les étudiants en médecine sont en grève depuis plus de 40 jours, boycottant les examens semestriels et les stages. Ils alertent la tutelle – le ministère de l’Enseignement supérieur sous Abdelatif Miraoui – quant à une éventuelle année blanche si la situation reste inchangée. Leurs griefs ? La réduction de la durée de leur formation de 7 à 6 ans, le surpeuplement, depuis deux ans, des amphithéâtres, et la dégradation du niveau d’encadrement des futurs médecins lors des stages dans les CHU.
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Le secteur de la santé n’est pas le seul. Le tour est aujourd’hui aux fonctionnaires des collectivités territoriales qui menaçaient depuis quelques mois déjà de mettre en place un programme de protestations. Celui-ci a démarré le 9 janvier dernier avec des grèves nationales ponctuelles et se poursuivra tout au long de ce mois de février, avec des grèves prévues les 7 et 8 prochains. À la source de leur colère, «l’insistance du gouvernement et du ministère de l’Intérieur à humilier les fonctionnaires territoriaux en les considérant des fonctionnaires de troisième zone», avait fait savoir l’Association nationale des fonctionnaires des collectivités territoriales (ANFOCT). Leur revendication : mettre fin à la «discrimination» à leur encontre et obtenir les mêmes droits et acquis accordés à leurs confrères des autres départements ministériels et administrations. En ce sens, les quelque 90.000 fonctionnaires exigent l’augmentation d’au moins 2.500 dirhams les salaires de l’ensemble des catégories et échelles. Ils demandent également l’unification des indemnités des ordres de mission et la généralisation des primes de pénibilité et de risque ainsi que l’instauration d’une prime de la responsabilité.
Et, la justice n’est pas en reste. La communauté des adouls, indignée par les déclarations du ministre de la tutelle, Abdellatif Ouahbi, et s’estimant lésée depuis plus d’une décennie, a démarré le 29 janvier une grève nationale qui durera jusqu’au 5 février. Au cœur de leurs revendications, l’égalité entre les différentes professions judiciaires et la dénonciation du refus des instances compétentes de leur accorder le droit de dépôt dans le cadre des transactions immobilières. Celles-ci sont usuellement pratiquées par les notaires. Ces derniers accusent d’ailleurs les adouls de s’adonner à des pratiques illégales. À l’heure où nous écrivons ces lignes, la hache de guerre n’est pas enterrée entre les quelque 3.400 fonctionnaires et la tutelle.
Le département de Abdellatif Ouahbi semble pâtir de la situation. Le Syndicat démocratique de la justice a, lui aussi, planifié la tenue d’une grève nationale de 24 heures dans tous les tribunaux et centres judiciaires du Royaume le 7 février prochain. Son objectif : mettre en lumière les tensions persistantes autour du statut unifié des fonctionnaires, lesquels exigent une attention immédiate et un engagement financier substantiel. Mais pour le ministre, qui s’est vu décerné le prix de meilleure personnalité gouvernementale en communication sociale gouvernementale dans le secteur de la justice au niveau du monde arabe, le secteur est confronté à des défis financiers, affirmant qu’une enveloppe budgétaire d’un milliard de dirhams est indispensable pour répondre aux revendications des employés, notamment celles liées au statut unifié.
Les citoyens pris en étau
Ces crises sectorielles qui semblent perdurer lèsent bien plus que les fonctionnaires de l’État. Le citoyen, lui, tantôt souffre de l’absence d’un enseignant – une situation qui a entraîné les retards en matière de programme scolaire pour les élèves du secteur public, mais également du privé soumis aux même modules –, parfois de celle d’un infirmier, mais souvent d’un quotidien où la paix sociale est un mythe. Et ce n’est pas une histoire nouvelle.
La population – qui, avouons-le, s’est montrée (très) résiliente l’année de la Covid – souffre depuis (trop) longtemps d’un mal endémique. Le chômage reste plus que jamais massif (plus d’un million et demi de Marocains sont déclarés sans emploi). L’économie ne crée que très peu d’emplois. Et l’inflation menace les bourses à la veille du mois de Ramadan. Les indicateurs sont bien au rouge. Le Haut-Commissariat au Plan (HCP) et le Conseil économique, social et environnemental (CESE) ont tous deux tiré la sonnette d’alarme : depuis 2020, plus de 3 millions de personnes supplémentaires ont basculé dans la pauvreté (1,15 million) ou dans la vulnérabilité (2,05 millions) sous les effets combinés de la crise sanitaire liée à la Covid-19 et de l’inflation. Sans parler du séisme qui a frappé de plein fouet les populations d’Al Haouz qui, bien avant la catastrophe, étaient déjà vulnérables.
Évolution des inégalités sociales dans un contexte marqué par les effets de la COVID-19 et de la hausse des prix. © HCP
Et, si pendant plus d’une décennie, le Maroc affichait une relative stabilité de l’indice de Gini, utilisée pour mesurer l’inégalité des revenus, autour de 40%, celui-ci a accusé d’une hausse à 46,4% dès l’année 2019. Selon les chiffres de la Banque mondiale, le Royaume serait même le mauvais élève de toute l’Afrique du Nord. Ce point-là faisait d’ailleurs partie des 10 engagements gouvernementaux à horizon 2026.
En 2021, les 10 promesses du gouvernement Akhannouch, fraîchement élu
- Augmenter le taux de croissance à 4% au cours des cinq prochaines années (taux de croissance annuel moyen pendant cinq ans) ;
- Créer au moins un million d’emplois nets au cours des cinq prochaines années ;
- Augmenter le taux d’activité des femmes à plus de 30% au lieu de 20% actuels ;
- Activer la protection sociale globale ;
- Sortir un million de famille de la pauvreté et de la précarité ;
- Protéger la classe moyenne et mettre en place toutes les conditions économiques et sociales favorisant l’émergence d’une classe moyenne agricole ;
- Réduire les inégalités sociales et territoriales à moins de 39,9% au lieu de 46,4% actuellement ;
- Mobiliser l’ensemble du système avec toutes ses composantes dans le but de classer le Maroc parmi les 60 premiers pays dans tous les indicateurs mondiaux ;
- Généraliser le préscolaire dès l’âge de quatre ans, avec la mise en place d’une gouvernance permanente et efficace pour le contrôle de qualité ;
- Mettre en œuvre le caractère officiel de la langue amazighe, notamment en créant un fonds spécial et en y injectant un montant d’un milliard de dirhams d’ici 2025.
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Des promesses avancées par l’équipe ministérielle et son chef Aziz Akhannouch, il est difficile aujourd’hui de dire que le gouvernement les a vraiment honorées. Ni même qu’il soit sur la bonne voie. Pourtant, lors de son premier bilan d’étape, le parti et sa coalition se disaient fiers de leurs réalisations, chiffres à l’appui, toujours : subventions annuelles de 17 milliards de DH (MMDH) pour le gaz butane et 14 MMDH pour l’électricité, 600 millions de DH (MDH) par mois pour subventionner la farine de blé, …. L’opposition, elle, n’est pas vraiment convaincue.
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Mais au-delà de la communication gouvernementale [c’est bien évidemment une manière de rassurer les électeurs (passés et potentiels) de la capacité de l’exécutif à faire des choses], et bien que, parfois, il reste difficile pour la presse de mettre en lumière les dissonances entre chiffres avancés et réalité, il est un indicateur qui est très parlant. La cote de confiance des Marocains vis-à-vis du gouvernement est en forte baisse. D’après l’étude de l’Institut marocain d’analyse des politiques (MIPA), seuls 43% des sondés affirment avoir confiance en leur gouvernement en 2023, contre une impressionnante majorité de 69% en 2022. L’année même où, dans un contexte inflationniste, sur les réseaux sociaux, une large campagne avait appelé le chef de l’État à démissionner (sous le hashtag #Dégage_Akhannouch), l’accusant de conflits d’intérêts.
Les bruits de couloir font tantôt écho d’un remaniement, tantôt d’une motion de censure. Mais, posons-nous la question, est-ce que l’un ou l’autre serait réellement la solution ?