Le recours aux réseaux sociaux est devenu une réaction logique et première de toute personne ayant été victime, ou témoin, d’une injustice. Les plateformes que sont Facebook, Youtube, TikTok, Instagram ou Twitter offrent l’opportunité à tout un chacun de s’exprimer librement pour dénoncer des agissements qui fâchent. Corruption, enrichissement illicite, fraudes… tout y passe. Parfois à juste titre. Parfois à tort.

Aujourd’hui, la permissivité des réseaux ne freine pas les élans d’accusations fausses, infondées ou encore sans preuve. Sous couvert de bonne gouvernance, des réputations sont brisées, des noms entachés. «Chacun y va de sa « source », de son « scoop », de ses révélations pour faire sensation et s’assurer le plus grand nombre de suiveurs dans un spectacle de plus en plus ridicule et piégeux», écrivait Abdelhak Najib.

Ce qui devait contribuer à restaurer la communion dans la société, s’est transformé en quête du buzz, quoi qu’il en coûte. Les lanceurs d’alerte, dont le but est généralement de signaler des comportements contraires à l’éthique, des crimes, des délits ou de graves violations avant qu’un éventuel préjudice grave ne se produise, divisent l’opinion : héros pour certains, traitres pour d’autres. «Le lanceur d’alerte est un concept qui a servi à plein de gens à trouver un espace de parole pour exprimer leur expérience sur des conflits au travail, dans les institutions ou les organisations, sur des causes qui leur semblent être fondamentales», explique Francis Chateauraynaud, sociologue et créateur du concept de «lanceur d’alerte» en France.

Au Maroc, si les révélations sont loin d’être aussi spectaculaires que celles de Julian Assange, fondateur de Wikileaks, ou encore d’Edward Snowden, ex-employé de la CIA, elles font parler d’elles. Dernières en date, les allégations portées à l’encontre de «l’empire» de Jonathan Harroch : «agressions physiques, harcèlement sexuel, évasion fiscale, licenciements abusifs, non-paiement de salaires ou de cotisations patronales». L’influenceuse, basée en France, dit avoir des preuves solides reçues par diverses «victimes» de cet entrepreneur qui «peut tout se permettre».

L’empire contre-attaque : le cas City Club

Fin avril. Tata Hala, coach certifiée en nutrition entre autres, publie la première vidéo où elle décrit City Club, fondé par l’entrepreneur franco-marocain et regroupant plus de 40 salles de sport dans le pays, comme «le pire et le plus dangereux établissement sportif dans lequel vous puissiez vous entraîner». Ses vidéos TikTok ont recueilli des millions de vues, et ont, en quelques jours, suscité la controverse et des inquiétudes parmi le public.

«Jonathan Harroch se considère comme le ‘pharaon’ du Maroc… Il embauche des gens et ne les paie pas, il n’indemnise pas les gens en cas d’accident du travail, et si on ose l’affronter, il recourt à la violence physique et aux insultes non seulement envers l’individu, mais aussi envers leur famille», a-t-elle affirmé. Preuves à l’appui, elle relaye les témoignages des ex-employés où chacun raconte son expérience avec ce patron qui n’a pas manqué de faire entendre sa voix dans la presse.

Au micro de Hespress FR, Harroch a critiqué l’approche de Tata Hala, soulignant qu’elle semblait davantage jouer le rôle d’une «rapporteuse» que celui d’une véritable influenceuse. Et point par point, il a ensuite contesté les accusations portées contre lui. Pour ce qui est des anciens employés, l’entrepreneur a remis en question leur crédibilité, suggérant que leurs accusations pourraient être motivées par des conflits personnels ou professionnels, avec des concurrents notamment. Car pour lui, l’origine de cette affaire est claire : tout ce scandale serait orchestré par ses concurrents, désireux de le voir échouer.

Mais l’histoire ne date pas d’hier. En 2019, deux entraîneurs qui auraient travaillé pour City Club ont partagé leurs expériences avec Chouf TV, détaillant les mauvais traitements présumés qu’ils auraient subis. Aujourd’hui, le hashtag #BoycottCityClub a gagné du terrain, les utilisateurs exhortant les autres à s’abstenir d’utiliser les installations de City Club jusqu’à ce qu’une enquête approfondie sur les allégations soit menée et que des mesures appropriées soient prises.

Jonathan Harroch a indiqué avoir déposé une plainte au Maroc pour diffamation, en plus de quelque 200 autres plaintes déposées par des personnes mentionnées dans les vidéos. Il a déposé plainte également en France, notamment pour diffamation et antisémitisme, avec l’appui de la Ligue Internationale Contre le Racisme et l’Antisémitisme (LICRA) et le Conseil représentatif des institutions juives de France (CRIF), en tant que parties civiles.

Hala, qui vit actuellement à Marseille, a récemment affirmé que Harroch lui avait envoyé un mail pour tenter d’exercer une «pression psychologique» sur elle et l’accusait de diffamation. Elle a en outre affirmé qu’elle accueillerait favorablement toute action en justice qu’il pourrait entreprendre et l’a mis au défi de la poursuivre en justice en France. Elle a affirmé qu’elle possédait des preuves pour étayer ses affirmations, notamment des enregistrements des victimes présumées.

Tous lanceurs d’alerte ?

Depuis de nombreuses années, la notion de lanceur d’alerte s’est généralisée avec l’apparition d’internet et s’est accentuée avec les réseaux sociaux. En effet, la naissance d’internet dans les années 1990-2000 a bouleversé la manière de s’informer, tant les informations sont devenues facilement divulguables.

Chacun a dorénavant la possibilité de prendre la parole où qu’il se trouve dans le monde. De plus, lancer une alerte sur internet permet en théorie de garder l’anonymat, mais surtout de contourner la censure. L’on pourrait penser que la promesse d’anonymat de ces plateformes leur offre une certaine protection vis-à-vis de la loi. Pourtant, peut-on qualifier de «lanceur d’alerte» toute personne dénonçant un acte répréhensible, un délit ou un abus sur les réseaux sociaux ?

Si la loi Sapin II encadre le concept en France, ou encore les multiples lois américaines qui régissent le lancement d’alerte aux États-Unis, chaque pays y va à sa manière pour protéger ceux qui dénoncent. En Afrique, le dernier rapport de la Plateforme pour la Protection des Lanceurs d’Alerte en Afrique Francophone publié en février, fait état d’une faiblesse juridique dans la protection des lanceurs d’alerte. «Sur les 54 pays africains, seulement une dizaine disposent de lois spécifiques visant à les protéger. Même dans les pays dotés de telles lois, leur mise en application demeure parfois déficiente. Cette situation rend les lanceurs d’alerte particulièrement vulnérables, exposés à d’importantes menaces et représailles», peut-on lire dans le document de 230 pages.

Les formes courantes de représailles comprennent le harcèlement ou la mise à l’écart au travail ; la mise à pied ou la rétrogradation de l’employé ; une surveillance accrue de l’employé suite à sa divulgation ou encore la résiliation du contrat de l’employé. Si de telles représailles concernent les lanceurs d’alerte dits internes, les externes font eux face à de la pression d’une toute autre nature pouvant aller jusqu’aux menaces de mort.

Au Maroc, l’Article 42 du Code de procédure pénale stipule que les fonctionnaires doivent signaler les actes de corruption. Ce faisant, ils sont protégés par la loi n° 37-10 sur la protection des victimes, des témoins, des experts et des lanceurs d’alerte. Cependant, la loi n’interdit pas les représailles contre les lanceurs d’alerte et ne fait aucune différence entre les employés des secteurs public et privé. L’Article 82-6 prévoit que la protection est assurée en cas d’intimidation ou de menaces de violence physique envers l’individu ; les lanceurs d’alerte peuvent parfois faire face à des menaces physiques suite à un signalement, mais ce n’est pas une forme commune de représailles. En outre, l’Article 82-4 stipule que la victime doit demander une protection, mais seulement une fois la procédure pénale engagée.

Aux termes de l’Article 82-5, les personnes qui demandent une protection peuvent utiliser un numéro de téléphone spécial des services de sécurité, bénéficier d’un changement de lieu de résidence et de la non-divulgation d’informations relatives à leur identité. Ces dispositions sont des éléments généraux de la protection des témoins. Il n’y a aucune référence à la protection des lanceurs d’alerte contre les représailles susceptibles de se produire sur le lieu de travail, comme les licenciements abusifs et le harcèlement qui peuvent entraîner des dommages à la réputation à long terme et des pertes économiques.

Des représentants de l’ICPC et des représentants du Ministère de la Fonction Publique et de la Réforme Administrative au Maroc reconnaissent que la loi fait défaut à cet égard, notamment en ce qui concerne les conséquences économiques auxquelles les individus peuvent être confrontés suite à leur divulgation. La loi est essentiellement orientée vers la protection des témoins plutôt que vers la protection spécifique des lanceurs d’alerte, ce qui laisse effectivement les travailleurs exposés à des représailles après un signalement.

Qu’en est-il du Royaume ?

Dans le contexte marocain, l’Article 82-9 de la Loi n° 37-10 stipule qu’un lanceur d’alerte a le droit de demander la protection du parquet s’il fait une divulgation de bonne foi et pour des motifs raisonnables. Les actes qui constituent une divulgation protégée sont énoncés à l’Article 82-7 de la Loi sur la protection des victimes, des témoins, des experts et des lanceurs d’alerte. Les individus sont protégés pour la divulgation des éléments tels que les infractions de corruption ; le trafic d’influence ; une mauvaise utilisation des fonds publics ; le détournement de fonds ou encore le blanchiment d’argent.

Toutefois, l’Article 82-9 stipule également qu’un lanceur d’alerte qui ne parvient pas à prouver que ses déclarations sont faites de bonne foi peut encourir des sanctions pour un faux témoignage ou pour diffamation. Ceci relève de l’Article 445 du Code criminel et signifie que les individus risquent un emprisonnement maximal de dix ans s’ils sont dans l’incapacité de prouver leurs déclarations sont faites de bonne foi une fois que des poursuites pénales ont commencé à la suite de leurs déclarations. Car ces dernières peuvent être considérées comme de faux témoignages.

Depuis des années, l’appel au renforcement de l’encadrement juridique du lancement d’alerte se fait entendre de part et d’autre. Première raison, la voie dans laquelle s’est engagé le pays pour lutter contre la corruption, ce fléau qui pèse encore lourd dans le classement mondial du Royaume. Pourtant, force est de constater que très peu de paliers ont été franchis.

Pour l’OCDE, le Maroc pourrait grandement bénéficier d’un système de reporting à plusieurs niveaux où des canaux clairs sont mis à la disposition des agents de la fonction publique pour exprimer leurs préoccupations au regard d’actes répréhensibles. En outre, le Maroc peut envisager d’introduire une législation qui oblige les entreprises d’une certaine taille à mettre en œuvre des canaux d’information appropriés pour leurs employés.

L’institution évoque en ce sens un ensemble de recommandations que nous citons ci-dessous telles qu’elles ont été émises :

  • Au vu du fait que la législation actuelle est plus pertinente pour la protection des témoins que la protection des lanceurs d’alerte, le Maroc pourrait envisager d’introduire une loi spécifique ou d’apporter des dispositions plus détaillées pour la protection des lanceurs d’alerte dans la législation en vigueur. Ainsi, le Maroc pourrait préciser dans la loi les formes de représailles contre lesquelles les individus sont protégés. Cela fournirait aux lanceurs d’alerte un encadrement juridique clair de leur protection, les encourageant ainsi à signaler tout acte répréhensible.
  • Le Maroc pourrait envisager de réviser la loi n° 37-10 et son efficacité dans la protection des lanceurs d’alerte dans le secteur privé.
  • Le Maroc pourrait envisager de prévoir dans la législation appropriée des mesures spécifiques aux personnes victimes de représailles suite à une divulgation et de définir les sanctions applicables aux responsables.
  • Le Maroc pourrait envisager d’élargir dans la Loi n° 37-10 la définition des actes répréhensibles dont la divulgation bénéficie de la protection des lanceurs d’alerte.
  • Le Maroc pourrait envisager de supprimer la clause qui impose des sanctions aux lanceurs d’alerte qui ne peuvent pas prouver que leurs allégations sont faites de bonne foi. Comme cela a été observé dans de nombreux pays de l’OCDE, l’obligation pour les employés de signaler de bonne foi et pour des motifs raisonnables est suffisante. Cette disposition peut encourager plus de gens à signaler des cas de violations de l’intégrité.
  • Le Maroc pourrait envisager d’élaborer un système de reporting à plusieurs niveaux où des canaux clairs sont mis à la disposition des agents de la fonction publique pour exprimer leurs préoccupations au regard d’actes répréhensibles. L’introduction d’un tel système permettrait de clarifier la procédure de déclaration et de favoriser une culture d’ouverture sur le lieu de travail. En outre, le Maroc peut envisager d’introduire une législation qui oblige les entreprises d’une certaine taille à mettre en place des canaux d’information appropriés pour leurs employés.
  • Le Maroc pourrait améliorer le système de traitement des plaintes en précisant quel organisme a pour mandat de recevoir et traiter les plaintes. Une meilleure coordination entre les acteurs institutionnels, l’ICPC et le ministère de la Justice, ou la rationalisation du processus de traitement des plaintes le rendrait plus efficace.

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