La déontologie, cette pièce qui manquait à notre paysage politique
La messe a été dite. C’est désormais aux deux Chambres qu’il incombe d’agir. Le 17 janvier, le roi Mohammed VI a appelé à «moraliser la vie parlementaire par l’adoption d’un code de déontologie juridiquement contraignant pour les deux Chambres de l’institution législative». C’était à l’occasion d’un symposium célébrant le 60ᵉ anniversaire de la constitution du premier Parlement élu au Maroc. Car, face à la multiplication des affaires judiciaires impliquant des élus de tous bords, cela est devenu une nécessité.
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Si rien cependant n’a encore filtré sur le contenu du code de déontologie voulu, la Chambre des représentants plancherait déjà sur l’élaboration d’une première mouture qui devrait être rapidement adopté, écrit Jeune Afrique. Chose qui pourrait restaurer la confiance des citoyens dans leurs élus. Le journal Le Monde rapporte qu’une première réunion de travail entre les présidents de groupe à la Chambre basse est prévue le lundi 29 janvier. «Il nous faut parvenir à un texte rapidement», préconise Nabil Benabdallah, le secrétaire général du Parti du progrès et du socialisme (PPS), qui souhaite voir le code mis en place «bien avant» les législatives de 2026.
Notons que la Chambre des représentants, comme celle des conseillers, obéit déjà à un règlement intérieur. Sa mise en œuvre stricte est, elle, une tout autre histoire.
Assainir la scène parlementaire
Intégrité, objectivité, neutralité, indépendance, assiduité, transparence, nécessité d’éviter les conflits d’intérêt… Les élus, tant nationaux que locaux, sont censés obéir à un code de conduite et d’éthique parlementaire relevant d’office «du patrimoine génétique politique de tout député». Mais le contenu de cette charte «porte uniquement sur des principes généraux d’éthique, de transparence et d’indépendance. L’enjeu est de s’outiller pour que ces principes soient appliqués à la lettre», souligne le député Abdelmajid Fassi Fihri, membre de l’Istiqlal.
Un député est appelé à être au service de l’intérêt général, à veiller à ne pas utiliser sa casquette parlementaire à des fins personnelles ou professionnelles et à décliner toute proposition susceptible de déteindre sur sa neutralité. Mais ce principe, érigé en priorité par la Constitution de 2011, ne peut être bien appliqué qu’en garantissant la transparence qui doit être défendue par les parlementaires tant au niveau de la réforme de la législation que du contrôle du gouvernement.
… par la transparence
Et en matière de transparence, tout élu «est tenu de déclarer l’ensemble de ses activités professionnelles, les mandats électifs qu’il exerce et le patrimoine dont il est propriétaire, ou sont propriétaires ses enfants mineurs , ou dont il est gestionnaire, ainsi que les revenus qu’il a perçus l’année précédant celle de son élection». Et ce dans un délai de 90 jours avant l’ouverture de la législature ou de son acquisition de la qualité d’élu pendant le mandat, et pareillement en cas de cessation du mandat pour toute autre cause que le décès.
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Ces dernières années, l’exécutif a montré un activisme certain en matière de transparence. Le dispositif juridique régissant la DOP, mis en place pour la première fois en 2010, ambitionnait, en effet, de moraliser la vie publique et de consacrer les principes de responsabilité, de transparence et de protection des deniers publics. À cet effet, un ensemble de mesures législatives a été adopté.
Cadre juridique régissant la déclaration obligatoire de patrimoine (DOP)
Deux dahirs ont été complétés, notamment celui qui régit la situation des membres du Gouvernement et la composition de leur cabinet, ainsi que celui portant création de la Haute autorité de la communication audiovisuelle (HACA). Trois lois organiques ont été également complétées, à savoir la loi organique relative au Conseil constitutionnel, celle relative à la Chambre des représentants et enfin celle relative à la Chambre des conseillers.
Dans le même objectif, il a été procédé à l’amendement de trois lois parmi lesquelles la loi formant statut de la magistrature, celle formant Code des juridictions financières et celle complétant le dahir portant approbation du Code pénal.
Enfin, il a été créé la loi n° 54-06 instituant une déclaration obligatoire de patrimoine de certains élus des conseils locaux et des chambres professionnelles ainsi que de certaines catégories de fonctionnaires ou agents publics.
Ces textes de lois ont fixé le contenu de la déclaration, les catégories des assujettis, les instances chargées de la réception, du suivi et du contrôle, les procédures et les sanctions y afférentes.
En août dernier, le gouvernement planchait sur la préparation d’un amendement de cette loi, notamment après avoir noté que certaines catégories des personnes soumises à cette procédure acquièrent de plus en plus des objets d’arts et des antiquités pour soustraire une partie de leur fortune à la déclaration du patrimoine. La loi ne prévoyait pas initialement ce genre d’article dans la liste des biens soumis à déclaration, tout comme les bijoux, les voitures de luxe, les collections ou encore les montres de collection.
Mais cet arsenal législatif est en réalité insuffisant.
Dans son rapport annuel 2023, la Cour des comptes pointe du doigt le non-respect de l’obligation de déclaration de patrimoine par une majorité de députés. Sur les 515 élus que compte le Parlement, seuls 193 ont rempli cette formalité, laissant planer le doute sur la transparence de leur gestion des affaires publiques. Avec 141 déclarations du côté de la Chambre basse et 52 du côté de la haute, c’est un taux de respect de 59,9% pour la première chambre et de 13,2% pour la seconde. Pour l’instance dirigée par Zineb El Adaoui, cette situation est «préoccupante».
… en pénalisant l’enrichissement illégal
C’était la polémique de l’été. Le ministre de la Justice, Abdellatif Ouahbi, avait décidé de retirer l’article relatif à l’enrichissement illicite du projet de réforme du Code pénal. Il avait été proposé par certains membres de la commission parlementaire de contrôle des finances publiques au sein de la première Chambre. Me Mohamed Ghaloussi avait alors indiqué que «ce retrait signifie que l’enrichissement des responsables de manière illégale est autorisée et que personne ne doit demander d’explication sur l’origine de leur fortune. On se demande maintenant si le parquet aura le droit d’ouvrir une enquête sur l’origine de cet enrichissement suspect ou s’il aura les mains liées face à l’absence d’une loi pénalisante».
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Mais pour le ministre pamiste, certains auraient pu soulever l’inconstitutionnalité de cette réforme, raison pour laquelle il a demandé son retrait. «Une partie de la loi sur la réforme du Code pénal a été retirée et certains articles concernés posaient problème. Si la loi sur l’enrichissement illicite est appliquée, comment allons-nous la conformer au principe de la présomption d’innocence prescrit par la constitution ? N’est-ce pas là une contradiction ?», avait-il soutenu lors de la séance des questions orales tenue le 24 juillet à la Chambre des représentants.
Et, à la lumière des récentes affaires juridiques, le débat reprend de plus belle. Que vaut réellement la DOP si elle ne permet pas de freiner ces comportements ? Et surtout, pourquoi la loi sur l’enrichissement illicite peine-t-elle à voir le jour ?
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Si le nouveau Code pénal tarde aussi à voir le jour, et pourrait probablement se résigner d’inclure une loi sur l’enrichissement illicite, l’ancienne mouture, présentée en 2016 par celui qui était alors aux commandes de la Justice, Mustapha Ramed, entendait incriminer «toute personne soumise à la DOP», dont «la situation financière ou celle de ses enfants mineurs connaît une hausse substantielle et non justifiée» par rapport à «sa source de revenus légitimes». Le Code prévoyait une amende allant jusqu’à 1.000.000 DH, assortie de la «confiscation des biens injustifiés» et de l’«incapacité d’exercer toute fonction ou emploi public».
Cette infraction même est considérée la plus importante parmi toutes les affaires liées à la corruption.
… en luttant contre la corruption
En novembre dernier, le ministère de l’Intérieur avait révélé que 137 élus locaux, incluant présidents et vice-présidents de collectivités territoriales, conseillers municipaux et d’anciens présidents, étaient sous le coup de poursuites judiciaires. La procédure judiciaire a été déclenchée suite à l’examen de 193 plaintes émanant des différents acteurs de la vie civique et politique. Ces dernières pointent du doigt des irrégularités dans les sphères financière, administrative et d’urbanisme, ainsi que des situations problématiques de conflits d’intérêts.
Plus récemment, au moins 24 membres du Parlement seraient impliqués dans des affaires judiciaires. Le quotidien Al Akhbar rapportait, dans son édition du lundi 22 janvier, que des élus des deux Chambres sont actuellement sous le coup d’une enquête pour diverses causes, notamment abus de pouvoir, dilapidation de deniers publics, détournement de fonds publics et faux et usage de faux. Selon des sources sûres citées par le journal, le président du ministère public a ordonné aux procureurs du roi près la Chambre chargée des crimes financiers à Marrakech, Casablanca, Rabat et Fès d’accélérer les investigations concernant ces affaires. Ces instructions interviennent après la réception par le Parquet général d’une liste noire juste après l’ouverture de la nouvelle année judiciaire.
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Plus d’une décennie après l’adoption de la Déclaration de Marrakech, la corruption continue de faire les Unes de par le monde. En octobre 2023, la chef de la section lutte contre la corruption et la criminalité économique à l’Office des Nations Unies contre la drogue et le crime (ONUDC), Brigitte Stobel-Shaw, rappelait que «plusieurs formes de corruption posent actuellement un obstacle significatif sur la voie du développement durable, rendant impératif de renforcer et d’étendre la mise en œuvre des mesures préventives prévues dans la Déclaration de Marrakech, favorisant ainsi un environnement plus transparent et responsable». Adoptée en 2011, la Déclaration de Marrakech est, pour rappel, fondatrice de l’importance de la prévention dans le système de la lutte contre la corruption.
«Mal immémorial, indissociable d’une société humaine imparfaite», la corruption est, selon la définition de l’Académie française, une altération, «le fait de détourner une personne de son devoir, de la soudoyer, de la suborner». Une définition qui pourtant reste incomplète. Selon le doctorant en droit public, Cédric Bernard, celle-ci ne retient que la composante active de la corruption. Il conviendrait donc de lui ajouter la composante passive qui consiste en «la faute de celui qui se laisse détourner de son devoir par des dons, des promesses ou la persuasion».
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La corruption désigne communément un certain type d’abus d’un pouvoir reçu en délégation, commis en vue de satisfaire des fins privées et généralement au détriment du bien commun. La Stratégie nationale de lutte contre la corruption (2015-2025) préconise d’ailleurs de compléter la loi anti corruption par une loi sur l’enrichissement illicite, une autre sur le conflit d’intérêt et une autre sur la protection des lanceurs d’alerte.
Malgré la fermeté des instructions de la Présidence du ministère public, certaines enquêtes traînent depuis des années. Certains élus impliqués ignorent les convocations judiciaires, tout en continuant de participer activement aux activités parlementaires.
Moraliser l’action parlementaire
Pour relever le défi de la mise en œuvre, il est nécessaire de «créer une instance spéciale pour veiller à l’application des mesures prévues par le code de déontologie à l’instar de ce qui se fait sous d’autres cieux», notent les observateurs. Il est, d’ailleurs, prévu dans le code de la Chambre des représentants de créer un observatoire ayant pour mission de faire le suivi de la mise en œuvre de toutes les dispositions. Ce mécanisme a fait ses preuves dans d’autres pays. Aux États-Unis, à titre d’exemple, un organisme indépendant (Office of Congressional Ethics) est chargé d’enquêter sur les allégations d’inconduite portées contre des élus et des fonctionnaires parlementaires relevant de la chambre des représentants. En France, une commission de déontologie se charge d’étudier tous les dossiers ayant trait au respect de la transparence parlementaire et de prévenir les conflits d’intérêts.
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Dans le contexte marocain, l’implémentation des normes déontologiques risque d’être compliquée sans l’implication en amont des partis politiques qui doivent accepter de relever le défi du choix des profils accrédités aux élections. Des personnalités politiques voient d’ailleurs dans le texte voulu par le Souverain une «orientation» visant à mieux encadrer le choix des candidats aux élections, surtout quand il s’agit de chefs d’entreprise. Le roi Mohammed VI avait, en effet, dans sa lettre adressée au Parlement, appelé à la création «d’une synergie entre la pratique de la démocratie représentative et celle de la démocratie participative, affiner le profil des élites parlementaires et élues et favoriser un accès accru des femmes et des jeunes aux institutions représentatives».
«La bonne gouvernance est la clé de réussite de toute réforme», disait le Roi. Pour les parlementaires, le futur code de déontologie sonne avant tout comme un avertissement. «Confrontés à un taux de chômage historiquement haut et à une école publique en crise, les citoyens veulent des réponses urgentes. Au risque de se tourner encore, dans trois ans, vers le premier parti du Maroc : celui de l’abstention», conclut Le Monde. Un constat qui fait écho à une réalité très probable.