Hard-discount toujours plus bas, mais à quel prix ?
Il y a bien longtemps… oui, débutons ce dossier tel un vieux chêne… Il y a bien longtemps, des cars en provenance d’Espagne et d’Italie importaient illégalement quelques tonnes de délicieux mets. Il suffisait de se rendre dans les souks pour tomber sur des magasins spécialisés en « sel3a dial berra », à comprendre : des produits étrangers.
Des camemberts français, des génoises italiennes, des céréales espagnoles… Même le Nutella nous venait tout droit d’Europe, plus imposant que jamais dans son gros pot en verre. Ce qu’ils étaient bons ces produits. Ils avaient le goût de l’illégalité et surtout de LA bonne affaire. Car en plus d’être bons, rares et étrangers, ils avaient le mérite d’être vendus moins chers que certains produits marocains en grande surface.
Et puis, peu à peu, les droits de douane baissant, l’arrivée de certaines chaînes comme Carrefour a laissé place à plus de produits étrangers dans nos rayons. Plus besoin de chercher une place de stationnement et de se rendre dans un garage sous-terrain. À présent, les produits sont à portée de main. Même goût ? Pas certain, ceux-là sont légaux et chers !
Alors les Marocains ont renoué contact avec Moul l7anout du coin, carnet à la main et crédit à la clef. Indétrônables étaient ces épiciers, croyait-on à l’époque. Ils étaient l’image de la proximité et de la culture marocaine. D’ailleurs, malgré leur diminution, ils sont toujours là ! Le modèle atypique de l’épicier berbère s’est même exporté dans certains quartiers en Europe.
Un jour, en 2009, un groupe turc arrive avec ses gros sabots. Disons-le franchement, il n’y est pas allé de mains mortes ! Ouvertures en grandes pompes, et concept innovant… mais pas tant que ça. À l’époque, le modèle BIM était hybride, entre le petit supermarché de proximité, libre-service, et l’épicier. Oui, oui, pour ceux qui l’auraient oublié, ou qui n’auraient pas vécu cette belle époque, chez BIM, nous pouvions même faire découper notre « fromage rouge » à la demande, dans certains quartiers ! C’est fini ça. À présent, il faut se contenter des morceaux prédécoupés, proposés en rayons.
Mais le Turc a su fidéliser les Marocains. Tout d’abord par la proposition de nouveaux produits, turcs bien sûr. Ensuite par des prix défiants toute concurrence. Puis par des promotions. C’était tous les vendredis, puis les mardis aussi ! Et c’était la cohue ! Tous les habitants du quartier se dirigeaient en masse le vendredi matin, 9h00 pile pour attendre le lever de rideau des promotions, de prix déjà très bas. Pour l’anecdote, les grossistes se déplaçaient aussi, achetaient tout ce qu’ils trouvaient, et revendaient plus cher dans leurs magasins.
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Cette gloire du prix cassé a duré quelques années, avant que les autres grandes surfaces prennent le pli et les cassent à leur tour. À l’époque, si les prix de BIM différaient autant, c’est que le géant turc faisait dans la « concurrence déloyale », selon ses concurrents. Plus de 60% des produits vendus dans ses magasins étaient d’origine turque, donc bien moins chers. Quelques mesures de protectionnisme plus tard, les choses sont revenues à la norme, au grand dam de ces grossistes qui faisaient leur beurre sur cette affaire juteuse.
Et puis, 14 ans plus tard, le marché marocain étant ce qu’il est, attrayant et au pouvoir d’achat de plus en plus élevé, les Egyptiens s’en sont mêlés. Kazyon est arrivé, avec l’ambition tout à fait assumée de faire de l’ombre à BIM. Mais, connaissant l’amour du produit turc dans le cœur des Marocains, faire de l’ombre, c’est vite dit. Encore faut-il, pour séduire nos concitoyens, appliquer des prix encore plus bas ou proposer des produits encore inexistants sur le marché. Eh bien, il l’a fait ! à coups de stocks limités et d’offres encore plus basses. Enfin… pas sur tous les produits !
Le marché du hard-discount selon BIM
À présent qu’ils sont tous les deux là, analysons un peu ce marché florissant. Commençons par BIM, honneur aux anciens. BIM a lancé ses opérations au Maroc le 11 avril 2009, avec l’ouverture de son tout premier magasin à Casablanca. Et pour la petite histoire, cette aventure casablancaise était la première du groupe hors de Turquie.
Le Turc n’a pas eu tort de parier sur le Maroc, puisqu’en 2023, le groupe comptait déjà 687 magasins dans tout le royaume, avec 60 ouvertures, cette année-là seulement ! De plus, BIM détient 65% de sa filiale marocaine. En 2021, le fonds Helios Investment Partners avait acquis 35% des parts pour 83,2 millions de dollars, favorisant une meilleure intégration locale et stratégique.
En proposant des produits de qualité, étrangers et surtout à bas prix, le géant turc a su se hisser à la première place du hard-discount marocain. Rien que ça ! L’épicier du coin, maintenant, c’est souvent BIM. Pas toujours, les Marocains gardent leurs vieilles habitudes, mais souvent.BIM Maroc a atteint une rentabilité opérationnelle nette avant TFRS 16 dès 2019, une tendance maintenue en 2023. Et la success-story BIM ne s’arrête pas aux frontières marocaines. Elle a su s’étendre partout dans le monde avec plus 12.482 magasins en 2023, selon le dernier bilan de l’entreprise, entre le Maroc, la Turquie et l’Égypte. En Égypte, le groupe détient 356 magasins, où l’entreprise opère depuis 2013. Dans tous ses magasins, BIM utilise la même recette, à savoir un business modèle basé sur le hard-discount, avec une gamme limitée, soit 900 articles, dont les marques privées représentent 62% des ventes. Les coûts d’exploitation y sont réduits, avec une logistique interne, une décoration minimaliste et une faible publicité.
Grâce à ce modèle, le géant turc a réduit ses déchets en 2023, avec 450 tonnes de plastique et 759 tonnes de papier économisées. De plus, pour la petite information, l’entreprise investit dans des panneaux solaires (16 entrepôts équipés en 2023, couvrant 4% de la consommation d’électricité). 9,2% du chiffre d’affaires global provenaient de produits durables, avec un objectif de 10% d’ici à 2026.
Les opérations au Maroc et en Égypte représentent une part croissante, mais minoritaire, le cœur des revenus restant en Turquie. En 2023, BIM a investi 11,2 milliards de livres turques, essentiellement pour l’ouverture de nouveaux magasins, soit l’équivalent de 3,2 milliards de dirhams.
Le cas Kazyon
Voilà une année que l’Égyptien Kazyon est arrivé au Maroc. Fondée en 2014 en Égypte, l’entreprise est bien plus jeune que BIM, mais sait se tailler la part du lion quand il le faut. Au Maroc, en tout cas, Kazyon a ouvert plus de 120 magasins entre Casablanca, Rabat, Tanger et El Jadida. Tout comme BIM, Kazyon base son business modèle sur du hard-discount, alimentaire et non-alimentaire.
D’ici à 2025, le groupe égyptien a pour ambition d’atteindre les 150 ouvertures supplémentaires pour un investissement annoncé de 144 millions de dollars. L’ambition concurrentielle est clairement affichée.
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Afin de proposer des prix plus bas, l’entreprise emploie déjà environ 1.000 personnes au Maroc, principalement des jeunes, et travaille essentiellement avec des fournisseurs marocains. Outre ce point, pour inciter la clientèle de BIM à se rendre dans ses magasins, Kazyon a lancé un programme de fidélité, « Kazyoni », afin de récompenser ses clients réguliers et renforcer la relation.
À travers le monde, Kazyon est actif en Égypte et en Arabie Saoudite. L’entreprise gère un réseau total de 1.300 magasins. Si l’Égypte reste son marché principal, le Maroc représente un potentiel stratégique dans sa stratégie d’expansion régionale. Contrairement au Maroc, où le marché est encore dominé par les petites épiceries, Kazyon s’efforce de pénétrer l’ensemble des grandes villes avec son modèle de hard-discount. En Arabie Saoudite, la chaîne a également renforcé sa position en acquérant récemment une participation de 50% dans l’entreprise de distribution Dukan.
La bonne vieille concurrence du hard-discount
Vieille ? BIM n’est au Maroc que depuis 15 ans ? Et pourtant, le business modèle hard-discount fait des siennes depuis bien plus longtemps à travers le monde.
Kazyon cherche à surpasser BIM, c’est un fait ! Et il pourrait bien y arriver en misant sur un rythme d’ouverture de magasins plus rapide et une stratégie focalisée sur les économies d’échelle. Avec un modèle économique similaire, les deux enseignes se disputent la fidélité des consommateurs marocains à travers des prix toujours plus bas.
Le Maroc, avec une population de plus de 37 millions d’habitants, reste dominé par les petites épiceries, qui constituent encore la majeure partie des points de vente alimentaires au Maroc. Ne perdons pas de vue que le Maroc ne se limite pas aux grandes villes !
Cependant, les chaînes de hard-discount s’insèrent progressivement dans les grandes villes, offrant des alternatives compétitives grâce à leur capacité à proposer des prix plus attractifs grâce à une force de frappe à plus grande échelle. Pour faire court, à l’instar des grossistes, le hard-discount, achète plus pour diviser les coûts.Le potentiel de ce marché peut aussi s’expliquer par les évolutions sociétales. Les classes moyennes urbaines recherchent de plus en plus des solutions économiques pour répondre à leurs besoins tout en ayant accès à des produits standards et de qualité. Le hard-discount apparaît donc comme une réponse, entre l’épicerie du coin et la grande surface un peu trop chère pour les petits achats de tous les jours. D’ailleurs, c’est face à cette explosion d’offres que de grandes surfaces comme Marjane ou encore Carrefour se sont lancées dans la version plus petite de leurs magasins avec des Markets. Faudrait-il encore que les prix suivent…
Pour se démarquer, Kazyon et BIM adoptent des approches spécifiques. Kazyon se concentre sur une expansion rapide et un partenariat développé avec les fournisseurs locaux, valorisant les produits marocains. Ce positionnement contribue à renforcer son image de marque comme acteur engagé dans l’économie locale. BIM, de son côté, continue d’investir dans ses marques propres et dans la diversification de son offre. La stratégie de l’entreprise repose aussi sur son expérience de plus d’une décennie, qui lui permet de s’adapter plus rapidement aux attentes des consommateurs marocains.
Plus bas, mais à quel prix ?
Comme nous le précisions plus tôt, la concurrence du hard-discount fait des ravages à l’étranger et leur modèle est bel et bien appliqué chez nous. Les économies commencent par une stratégie de gamme restreinte. Les enseignes proposent moins de 1.000 produits, elles se focalisent sur l’essentiel, à savoir les produits alimentaires de base, hygiène, quelques machines de petit électroménager…
Aussi, une grande partie de leurs produits sont des marques « maison », permettant des marges plus élevées tout en maintenant des prix compétitifs. Mais plus important encore, les coûts d’exploitation sont réduits par des décors très minimalistes, l’absence de campagnes publicitaires massives et une logistique ultra optimisée.
Mais attention, tout n’est jamais rose et la lame est souvent à double tranchant. Les enseignes de hard-discount créent des emplois locaux, certes. Par exemple, BIM et Kazyon emploient respectivement environ 2.000 et 1.000 personnes au Maroc. Ces emplois, souvent destinés à des jeunes, dynamisent l’économie locale. Cependant, la rémunération et les conditions de travail dans ce secteur sont régulièrement critiquées. Les salariés, notamment les caissiers et manutentionnaires, dénoncent des salaires faibles et un rythme de travail intense. La priorité donnée à la réduction des coûts peut parfois se faire au détriment du bien-être des employés.
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Pour maintenir des prix compétitifs, les hard-discounts s’appuient sur une logistique bien huilée et des partenariats avec des fournisseurs locaux et internationaux. Si cela peut favoriser la production nationale (comme Kazyon le revendique), cela pose également certains problèmes en termes de marges écrasées pour les producteurs locaux. Les fournisseurs doivent accepter des prix bas pour répondre aux exigences des distributeurs. Cela peut compromettre leur rentabilité et leur capacité à investir. Aussi les besoins des hard-discounts privilégient la quantité et la standardisation au détriment de la diversité et de la qualité artisanale.
En promouvant des produits standardisés et à bas prix, les hard-discounts influencent énormément les comportements d’achat. Si ces enseignes permettent un accès élargi à certains biens, elles favorisent également une culture de la consommation de masse. Cette dernière peut nuire à la valorisation des produits locaux et artisanaux, essentiels à l’identité culinaire marocaine. Par ailleurs, la promesse de prix bas peut inciter à acheter en plus grande quantité, parfois au-delà des besoins réels, ce qui contribue au gaspillage alimentaire.
Avec l’expansion des hard-discounts, les petites épiceries, qui représentent encore la grande majorité du commerce alimentaire dans les zones rurales, subissent une pression et concurrence… non-concurrentielle ! Ces commerces de proximité, souvent gérés par des familles, peinent à rivaliser avec les prix bas et l’offre standardisée des grandes enseignes. Cela pourrait entraîner une disparition progressive de ce tissu économique local, pourtant vital dans les zones rurales et périurbaines.
À chaque quartier, son Moul l7anout
Malgré la multiplication de ces petites surfaces de hard-discount, il y a UNE chose qu’elles ne font pas et que Moul l7anout (l’épicier), fait. Réfléchissez, vous savez, tout Marocain y a eu un jour accès. Le crédit ! Moul l7anout fait crédit et prête même de l’argent. Ce ne sont pas de simples remarques sociétales, le constat vient de Ryad Mezzour, ministre de l’Industrie et du Commerce, himself !
Il a expliqué lors d’une séance parlementaire tenue le lundi 2 décembre, que les petits commerçants représentent de réels piliers sociaux dans leurs communautés. Au-delà de la vente de biens de consommation, ces commerces fournissent des aides financières aux citoyens. En moyenne, chaque commerçant prête 840 dirhams par famille, un soutien qui ne se limite pas aux produits proposés dans leurs magasins. Environ 30% de ces transactions concernent des services comme le paiement de factures ou des avances d’argent directes !
Toujours selon la même source, le commerce de proximité, dominé par les petits commerçants, représente 80% du marché national. Avec environ 250.000 petits commerces contre seulement 1.000 points de vente modernes, ces acteurs jouent encore un rôle très important dans la vie économique et sociale du Maroc, en particulier auprès des ménages à revenus modestes.
Donc, malgré les projections très optimistes d’une montée en puissance des hards-discount et GMS modernes, leur part de marché dans la distribution est pour le moment limitée à 20%, loin de l’objectif initial de 50% !