EEP : ces patrons inamovibles
«L’exécutif orientera ses efforts vers le renforcement de la gouvernance de la gestion publique», avait souligné Aziz Akhannouch à l’occasion de la présentation du programme gouvernemental devant les élus de la nation au mois d’octobre 2021. Cette déclaration d’intention ne s’est pas encore traduite par des actions concrètes. La dynamique de réforme des établissements et entreprises publics (EEP), enclenchée l’année dernière par le gouvernement El Otmani, n’est plus une priorité alors qu’on martelait à tout-va qu’elle était la solution à tous les maux du secteur public. Cette réforme était censée renforcer le cadre général de la politique de gouvernance, les performances et la transparence des EEP sous la houlette d’une nouvelle Agence nationale chargée d’assurer la gestion stratégique des participations de l’État. L’actuel gouvernement semble aussi avoir enterrer le projet de réforme du processus de nomination aux hautes fonctions.
Pourtant, plusieurs dysfonctionnements ont été relevés depuis la mise en application de la loi organique relative à la nomination aux fonctions supérieures de 2012. Une révision profonde du cadre juridique s’impose afin d’instaurer la transparence et l’équité dans le recrutement aux hautes fonctions. Si, à la tête de certaines entités publiques, il y a eu des changements réguliers ou une rotation dans le top management, d’autres établissements sont gérés par les mêmes personnes depuis fort longtemps. Cela soulève beaucoup de questions surtout quand des patrons deviennent des féodaux. Les erreurs de casting ne manquent pas. C’est un secret de polichinelle. Au Maroc, le recrutement de cette élite managériale se fait sur la base de considérations autres que celles de l’efficacité et de la compétence. La haute fonction publique est bradée pour un intérêt partisan ou un calcul politique. Un ministre va toujours chercher des profils loyaux dans un vivier de compétences lié à son cercle de connaissances pour les intégrer dans le processus d’embauche.
Opérer un changement régulier
Dans son rapport général, la Commission spéciale sur le modèle de développement (CSMD) a consacré tout un chapitre aux « chantiers transformateurs d’amorçage du nouveau modèle de développement ». Parmi les points relevés, celui de la rotation nécessaire dans les fonctions supérieures du public. «Le renouvellement régulier de la haute fonction publique nationale et locale est un défi auquel il convient d’accorder la plus haute importance à travers des mécanismes de renforcement de son attractivité, d’identification et de sélection d’un vivier de compétences, de valorisation de leadership pour leur permettre de prendre des initiatives pour la résolution de problèmes complexes, sans crainte de sanction, et de valorisation de l’expérience dans les territoires», avait relevé la CSMD. Pourquoi ne pas s’inspirer des expériences d’autres pays et confier la tâche de recruter un haut fonctionnaire à un organe spécialisé avec un cahier des charges bien définis ? Aujourd’hui, nous avons à la tête d’entités publiques des managers qui sont en poste pour une durée comprise entre 10 et 25 ans. Que leurs performances soient bonnes ou pas, il faut injecter du sang neuf et insuffler une nouvelle dynamique à des entités parfois dormantes ou se contentant de vivre un cycle économique stérile, surtout quand ces organismes évoluent dans un secteur non concurrentiel.
«Il ne faut pas tomber dans un frénésie de renouvellement. Des patrons réputés indéboulonnables sont toujours en poste parce que leur gestion est appréciée et que leurs résultats sont satisfaisants. Il serait absurde d’opérer un remue-ménage inutile et faire planer une menace sur des managers qui sont dévoués au service de leur pays», se confie une source gouvernementale sous couvert d’anonymat. Il est vrai que les directions des grands organismes publics ont connu par le passé des changements brutaux sur fond de scandale ou de mauvaise gouvernance. On se rappelle de l’éviction de quelques-unes des plus grosses têtes d’affiche : Khalid Alioua (CIH), Taoufiq Ibrahimi (Comanav), Abdelhanine Benallou (ONDA), Mohamed Ali Ghannam (CGI) ou encore Ali Fassi Fihri (ONEE). Quant à Mustapha Bakkoury, président de l’Agence marocaine des énergies renouvelables (Masen), il semble être en ballotage. Lui qui avait été limogé en 2009 de la Caisse de dépôt et de gestion (CDG) dont il avait pris les rênes en 2001, se retrouve depuis un an au cœur d’une instruction judiciaire liée à sa gestion de Masen.
Abdeslam Ahizoune, le recordman
Abdeslam Ahizoune © DR
Le président du Directoire de Maroc Telecom détient sans conteste le record de longévité des patrons. À date, c’est le seul rescapé de l’establishment de l’ancien règne puisqu’il a été nommé à la tête de l’opérateur historique en 1998. 24 ans après, Ahizoune est toujours là. Contre vents et marrées, et à coup de conquêtes des marchés et de mandats à rallonge, le big boss d’Ittissalat Al-Maghrib (IAM), deuxième plus grand opérateur télécoms du continent africain, est le patron le mieux payé du Maghreb. Le 18 février 2021, le Conseil de surveillance de Maroc Telecom a décidé de reconduire pour deux exercices supplémentaires, jusqu’au 1er mars 2023, le mandat d’Ahizoune en qualité de président du Directoire du groupe. En mars prochain, l’ingénieur télécoms fêtera ses 68 ans et ses 25 ans à la tête d’IAM. Cèdera-t-il alors son fauteuil en faisant valoir ses droits à la retraite ? Pas sûr quand on voit comment il s’est accroché à la présidence de la Fédération royale marocaine d’athlétisme (FRMA) face à la légende Hicham El Guerrouj.
Fayçal Laaraïchi, le survivant
Fayçal Laaraïchi © DR
Il fait partie de la première promotion des hauts commis du nouveau règne. Le Souverain lui accorde sa confiance pour piloter l’audiovisuel public en 1999. Depuis, bien des choses ont changé. La Radiodiffusion télévision marocaine (RTM) s’est transformée en Société nationale de radio et de télévision (SNRT), le secteur a été libéralisé et Laaraïchi est l’homme fort des médias étatiques puisqu’il est également à la tête de la Soread (2M). Laaraïchi a su se mouvoir et écarter les représentants du ministère de l’Intérieur à Dar El Brihi, identifier les poches de résistance au sein de la ‘‘vieille dame’’, composer avec le syndicat, obtenir gain de cause du gouvernement… 23 ans plus tard, Laaraïchi est toujours là. Avec sa barbe blanche, le manager sexagénaire est aussi au service du sport puisqu’il dirige depuis des années la Fédération royale marocaine de tennis (FRMT) et le Comité national olympique marocain (CNOM).
Ahmed Lahlimi Alami, le marathonien
Ahmed Lahlimi Alami © DR
«À un moment donné, il faut savoir dire Baraka (assez). L’Homme, de par ses efforts et son âge, commence à avoir comme première préoccupation de partir à la rencontre de Dieu en étant libéré de toutes préoccupations matérielles. Et peut-être que les préoccupations matérielles qui me préoccupent sont liées à ce Haut-commissariat au Plan», a déclaré Ahmed Lahlimi Alami, Haut-Commissaire au plan, en 2019 devant les députés. Trois ans plus tard, Lahlimi tient toujours les rênes du Haut-Commissariat au plan (HCP), lui qui a été nommé à ce poste en 2003 et qui a mené des batailles de chiffres avec l’exécutif et tout fait pour garantir l’indépendance de son organisme. Lahlimi a bouclé ses 19 ans à la tête d’une institution appelée à une refonte substantielle annoncée en octobre 2021 par le roi Mohammed VI lors du discours d’ouverture de l’année législative. Du haut de ses 83 ans, Lahlimi est amené à passer le flambeau dans les prochains mois.
Abdellatif Jouahri, le sauveur
Abdellatif Jouahri © DR
Depuis qu’il a été nommé en 2003, le rythme de travail de Abdellatif Jouahri est toujours le même. Selon l’un de ses collaborateurs, le wali de Bank Al-Maghrib (BAM) est un travailleur acharné. Grâce à une organisation ficelée et une mémoire infaillible, Jouahri a permis au Maroc d’éviter des crises financières et de mener à bien des réformes structurelles en s’appuyant sur une politique monétaire vigoureuse. Faut-il le rappeler, Jouahri est l’un des dix meilleurs gouverneurs de banques centrales dans le monde. Il a obtenu la notation maximale « A », attribuée par le magazine new-yorkais Global Finance dans son classement « Central Banker Report Cards 2019 » regroupant 94 gouverneurs de banques centrales internationales. Le wali avait obtenu cette distinction pour la troisième année consécutive. Depuis plusieurs années, on soutient que le départ de ce conservateur octogénaire est retardé, tellement le monsieur est indispensable. Dans le sérail, on murmure que Jouahri ne prendra pas sa retraite pour autant. Il rejoindrait le Cabinet royal en qualité de conseiller.
D’autres hauts commis de l’État ont pour leur part quitté leurs postes par la petite porte alors que leur départ à la retraite a été prolongé plusieurs fois. Une autre catégorie de managers se voit pousser des ailes au fil des années. «La gestion de l’Agence est assurée par sa Directrice Générale, qui détient tous les pouvoirs et attributions nécessaires à cet effet», peut-on lire en gras sur le site d’une institution publique. C’est que madame (la directrice générale) a bouclé sa première décennie à la tête de cette agence étatique et elle se sent désormais intouchable au vu des grands projets qu’elle pilote. Et c’est loin d’être un cas isolé. Si certains patrons ont prouvé, à travers des faits d’armes avérés, qu’ils méritent de poursuivre leur mission, d’autres ne sont là que grâce à leur proximité avec les hautes sphères du pouvoir. S’ils sont aujourd’hui en haut de la pyramide, ils peuvent demain tomber de très haut. Mais au-delà du destin de ces gestionnaires étatiques, ce qui nous intéresse c’est de réparer l’ascenseur social en renforçant le principe de méritocratie dans la nomination aux hautes fonctions. Comment faire émerger des élites nouvelles qui pourront trouver des solutions aux problèmes du pays ? C’est une question que le personnel politique doit se poser. Il faudra y répondre en recrutant nos élites de manière plus ouverte à travers un dispositif inclusif.