Le petit rouge du jour
Tous les matins, je prends un petit rouge pour arriver en forme au bureau. C’est que j’ai une réputation à tenir, voyez-vous. Je me fais un devoir d’arriver à l’heure, prêt à gravir les montagnes de la journée. Sourire éclatant, cernes dissimulées et voix claire. Bonjour flane, sabah nour lalla flana, je distribue mes saluts comme d’autres les promesses à la veille d’un scrutin.
Mon petit rouge me permet de tâter le pouls de la ville, sans fioritures ni faux-semblants.
À force, j’ai pris des habitudes et j’ai presque embauché un chauffeur attitré.
Mon petit rouge porte le numéro 181. J’aime bien les signes. Ce palindrome me fait rêver. J’imagine quelqu’un (moi en l’occurrence) qui regarderait le taxi à l’envers, ou son reflet dans une vitrine, il lirait toujours le même nombre. Je trouve cela fascinant. Mon taxi ? Même pas besoin de le héler. Nous avons nos règles. Si Abderrahmane est d’une ponctualité absolue. Il me suffit de franchir le seuil de ma porte pour le trouver prêt à démarrer. Son taxi, entre deux âges, a parfois des ratés. Ce n’est pas pour autant qu’il me laisse en rade. Lorsque cela se produit, il n’hésite pas à prendre sa propre voiture pour me mener vers mon pain quotidien.
Avant je passais par une compagnie, mais depuis que j’ai rencontré si Abderrahmane, je lui ai juré une fidélité indexée sur la durée de mon contrat.
J’ai d’ailleurs une question, pourquoi appeler les Taxis Verts pour avoir un taxi rouge ? Peut-être que la directrice du marketing était daltonienne ou bien écolo ?
J’aime les risques que prennent les chauffeurs de Casablanca… modérément. Ils utilisent leur véhicule comme s’ils chevauchaient un mollusque, aussi souple que les cheveux de ma grand-mère qui ondulaient entre ses doigts fins. Ils tentent l’impossible pour doubler sur la droite, sur la gauche. S’ils le pouvaient, ils se faufileraient sous les autres voitures.
J’imagine une caméra au-dessus d’un carrefour, disons à côté de l’hôtel Excelsior, à midi trente. On y verrait de petites boîtes rouges, comme dans un Tetris géant, qui essaient de faire s’écrouler toutes les autres barres. Rapide résumé de la mentalité de ceux qui veulent arriver les premiers, même lorsqu’ils sont partis les derniers.
J’aime les risques, mais je préfère la vie. C’est pour cela que je préfère mon « Si Abderrahmane ». Il conduit comme moi juste après avoir eu mon permis. Il marque les stops, respecte la vitesse limite, ne démarre pas avant que le feu soit passé au vert et freine dès qu’il passe à l’orange. Et surtout, il ne klaxonne jamais. Le seul péril qui nous guette lorsque je suis avec lui est celui d’un Fangio qui nous couperait en deux parce que le destin nous aurait mis sur sa route.
Ce que j’aime le plus dans ces virées, c’est la mise-à-jour permanente, commentée et expliquée de l’actualité, à laquelle j’ai droit dès qu’il enclenche la première. Je suis d’ailleurs admiratif de son sens de la réalisation, au sens cinématographique. Il arrive toujours à boucler ses histoires au moment précis où j’arrive à bon port. Imaginez ma frustration si, au milieu d’un suspens intenable, il me larguait devant ma destination sans me livrer la clé de l’énigme. Je me vois déjà montant à reculons, imaginant les multiples issues potentielles, les soupesant, et l’air renfrogné, entrer sans dire bonjour ni à Flane ni à Flana, continuant à tenter de renouer les fils de l’intrigue tout au long de la journée au détriment de ma productivité et de la carrière brillante qui m’est promise.
Vers la fin du mois, qui arrive épisodiquement plus vite que d’autres, je fais des infidélités à mon petit rouge et je mords la poussière, inhale des litres de monoxyde de carbone, esquive les trous des trottoirs, mais j’arrive toujours avec le sourire à mon job auquel je tiens tant.
Je vois les choses sous un autre angle. Il m’arrive même d’être intégré, sans avoir rien demandé, à une histoire à laquelle je suis complètement étranger, qui me happe juste parce que j’étais là au bon, ou au mauvais, instant, c’est selon…
À ces moments, voyant passer un taxi, derrière la vitre duquel je vois un autre moi voguant vers sa destinée, j’ai le sentiment que le temps s’est dédoublé et que je suis à la fois celui qui regarde depuis son petit taxi et celui qui est sur la scène, celui qui joue et celui qui regarde.
Lorsque je rejoins mon siège dans le véhicule de Si Abderrahmane, je suis tenté de l’embrasser, de m’excuser de lui avoir fait faux bond et de lui raconter comment ça se passe dans le monde des piétons, puis je me rappelle que chaque fois que je marche, je baisse les yeux de peur de croiser les siens, incrédules s’il me voyait marcher, au lieu d’être à côté de lui, à écouter sagement ses analyses plus pointues que celles de Tonton Taieb. Alors je me tais et je le laisse me faire ma mise-à-jour du matin, qui fait désormais partie de mon rituel pour bien commencer la journée.
Né en 1966 à Casablanca, Saâd A. Tazi est anthropologue de formation. Sa pratique de la photographie se confond avec les premiers appareils de son adolescence. Après de nombreuses années passées en France et aux Etats-Unis, il revient dans son pays natal, dont la diversité est un terrain de jeu exceptionnel pour les amoureux de la lumière.
Auteur de plusieurs livres et d’expositions au Maroc et à l’international, il continue à découvrir et partager la beauté de notre petite planète
Le neveu du patron
Jusqu’ici mon intégration se passe bien. La machine à café fonctionne plutôt bien, sauf mardi où elle a avalé mes pièces sans se soucier de me livrer mon breuvage du matin et vendredi où dans mon gobelet, en lieu et place du café long, je n’ai eu que de l’eau plus ou moins chaude. J’ai sympathisé avec mes collègues et j’ai même commencé une cartographie mentale des clans en présence. Karim, un autre, celui de l’atelier de façonnage, s’entend bien…
Ode aux rides
Nos mères étaient ridées, mais elles étaient belles. Elles étaient surtout uniques. Sur leur visage, la météo des sentiments laissait sa trace, jour après jour, à mesure que les événements se succédaient. On pouvait y lire, sans effort, les peines, la douleur, tout autant que les moments de joie et le bonheur d’être. Malgré l’âpreté de la vie, les accidents de parcours. Tout comme s’y lisaient ces instants où leur visage se transformait en astre dispensant sa paisible lumière sur…
L’oreille du Guinness
Comme tout un chacun, j’ai un téléphone. C’est devenu tellement banal, qu’il est inutile de préciser « portable ». Mon téléphone et moi entretenons une relation à la vie à la mort. Nous ne nous quittons pour ainsi dire jamais. Je lui confie tout, et en retour, en dehors de m’aider à garder le lien avec mes proches, il m’aide à trouver ma route, à écouter ma musique et même à prendre des notes, ramollissant du même coup ma mémoire. Mon appareil…
L’interruption
Je suis un contemplatif. J’aime prendre mon temps et savourer les choses. J’aime me plonger dans un livre comme on se lance dans un long voyage et me fondre dans le contexte en m’offrant le luxe de changer le personnage que j’habite au fil de l’histoire. Cela demande un effort. Un jour, déboulant comme un chien dans un jeu de quilles dans le bureau d’un professeur renommé, je le vis lever les yeux et me fusiller du regard. Il a…
Vernissage
Cette semaine, j’étais «invité» à un vernissage. En réalité, j’ai reçu un message sur mon téléphone avec une composition graphique tenant lieu de carton. Comme l’artiste qui expose est une amie de longue date, je me suis fait violence et j’ai décidé de sortir de ma tanière. Que du beau monde bien entendu et ces figures incontournables, qui semblent faire partie du décor. On les rencontre à chaque fois, puis à force, on commence par se dire bonjour, d’abord d’un…
La performance
Coupe du monde de football oblige, je me vois obligé de contribuer à la discussion générale en adoptant la posture du nouveau converti, autoproclamé expert. Pour être franc, je ne connais rien au foot et cela ne m’a jamais intéressé. Socialement, cela m’a valu de ne pas pouvoir m’intégrer au sein de mon groupe d’amis, tout au long de ma vie. Pourtant j’ai fait des efforts, j’ai tenté de regarder des matchs, mais je ne voyais que des pantins courant…
Pour une fusion du Code de la route et celui du travail
J’ai un job. Ok, mais faut pas faire n’importe quoi, sous prétexte que… J’ai toujours été fasciné par les panneaux indicateurs, qui remplacent les rhumbs de nos anciens portulans. Beaucoup plus simples, en apparence, certainement tout aussi efficaces, mais cependant moins poétiques. Nous ne nous soucions plus du vent, de sa direction, ni de sa force et nous contentons de jeter un œil discret à ce cône qui, de temps à autre, nous informe de la présence d’un vent latéral…
Le monde, sous rayon X
Je me présente, Karim Ikce. J’ai 30 ans, né à Casablanca, où je vis et travaille. J’ai une sœur, que tout le monde appelle Tika. Elle s’y est tellement habituée, que lorsqu’un étranger l’appelle par son prénom, elle ne réalise même pas que c’est à elle qu’il s’adresse. J’ai aussi un grand frère. Malgré notre différence d’âge, qui induit que j’ai été un accident, nous nous entendons à merveille. Je peux lui raconter ce que je ne peux pas partager…