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Le petit rouge du jour

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Karim Ikce, 30 ans, j’ai été embauché pour vous raconter la vraie vie, c’est-à-dire à travers mon regard et ses travers …

Tous les matins, je prends un petit rouge pour arriver en forme au bureau. C’est que j’ai une réputation à tenir, voyez-vous. Je me fais un devoir d’arriver à l’heure, prêt à gravir les montagnes de la journée. Sourire éclatant, cernes dissimulées et voix claire. Bonjour flane, sabah nour lalla flana, je distribue mes saluts comme d’autres les promesses à la veille d’un scrutin.

Mon petit rouge me permet de tâter le pouls de la ville, sans fioritures ni faux-semblants.

À force, j’ai pris des habitudes et j’ai presque embauché un chauffeur attitré.

Mon petit rouge porte le numéro 181. J’aime bien les signes. Ce palindrome me fait rêver. J’imagine quelqu’un (moi en l’occurrence) qui regarderait le taxi à l’envers, ou son reflet dans une vitrine, il lirait toujours le même nombre. Je trouve cela fascinant. Mon taxi ? Même pas besoin de le héler. Nous avons nos règles. Si Abderrahmane est d’une ponctualité absolue. Il me suffit de franchir le seuil de ma porte pour le trouver prêt à démarrer. Son taxi, entre deux âges, a parfois des ratés. Ce n’est pas pour autant qu’il me laisse en rade. Lorsque cela se produit, il n’hésite pas à prendre sa propre voiture pour me mener vers mon pain quotidien.

Avant je passais par une compagnie, mais depuis que j’ai rencontré si Abderrahmane, je lui ai juré une fidélité indexée sur la durée de mon contrat.

J’ai d’ailleurs une question, pourquoi appeler les Taxis Verts pour avoir un taxi rouge ? Peut-être que la directrice du marketing était daltonienne ou bien écolo ?

J’aime les risques que prennent les chauffeurs de Casablanca… modérément. Ils utilisent leur véhicule comme s’ils chevauchaient un mollusque, aussi souple que les cheveux de ma grand-mère qui ondulaient entre ses doigts fins. Ils tentent l’impossible pour doubler sur la droite, sur la gauche. S’ils le pouvaient, ils se faufileraient sous les autres voitures.

J’imagine une caméra au-dessus d’un carrefour, disons à côté de l’hôtel Excelsior, à midi trente. On y verrait de petites boîtes rouges, comme dans un Tetris géant, qui essaient de faire s’écrouler toutes les autres barres. Rapide résumé de la mentalité de ceux qui veulent arriver les premiers, même lorsqu’ils sont partis les derniers.

J’aime les risques, mais je préfère la vie. C’est pour cela que je préfère mon « Si Abderrahmane ». Il conduit comme moi juste après avoir eu mon permis. Il marque les stops, respecte la vitesse limite, ne démarre pas avant que le feu soit passé au vert et freine dès qu’il passe à l’orange. Et surtout, il ne klaxonne jamais. Le seul péril qui nous guette lorsque je suis avec lui est celui d’un Fangio qui nous couperait en deux parce que le destin nous aurait mis sur sa route.

Ce que j’aime le plus dans ces virées, c’est la mise-à-jour permanente, commentée et expliquée de l’actualité, à laquelle j’ai droit dès qu’il enclenche la première. Je suis d’ailleurs admiratif de son sens de la réalisation, au sens cinématographique. Il arrive toujours à boucler ses histoires au moment précis où j’arrive à bon port. Imaginez ma frustration si, au milieu d’un suspens intenable, il me larguait devant ma destination sans me livrer la clé de l’énigme. Je me vois déjà montant à reculons, imaginant les multiples issues potentielles, les soupesant, et l’air renfrogné, entrer sans dire bonjour ni à Flane ni à Flana, continuant à tenter de renouer les fils de l’intrigue tout au long de la journée au détriment de ma productivité et de la carrière brillante qui m’est promise.

Vers la fin du mois, qui arrive épisodiquement plus vite que d’autres, je fais des infidélités à mon petit rouge et je mords la poussière, inhale des litres de monoxyde de carbone, esquive les trous des trottoirs, mais j’arrive toujours avec le sourire à mon job auquel je tiens tant.

Je vois les choses sous un autre angle. Il m’arrive même d’être intégré, sans avoir rien demandé, à une histoire à laquelle je suis complètement étranger, qui me happe juste parce que j’étais là au bon, ou au mauvais, instant, c’est selon…

À ces moments, voyant passer un taxi, derrière la vitre duquel je vois un autre moi voguant vers sa destinée, j’ai le sentiment que le temps s’est dédoublé et que je suis à la fois celui qui regarde depuis son petit taxi et celui qui est sur la scène, celui qui joue et celui qui regarde.

Lorsque je rejoins mon siège dans le véhicule de Si Abderrahmane, je suis tenté de l’embrasser, de m’excuser de lui avoir fait faux bond et de lui raconter comment ça se passe dans le monde des piétons, puis je me rappelle que chaque fois que je marche, je baisse les yeux de peur de croiser les siens, incrédules s’il me voyait marcher, au lieu d’être à côté de lui, à écouter sagement ses analyses plus pointues que celles de Tonton Taieb. Alors je me tais et je le laisse me faire ma mise-à-jour du matin, qui fait désormais partie de mon rituel pour bien commencer la journée.

Né en 1966 à Casablanca, Saâd A. Tazi est anthropologue de formation. Sa pratique de la photographie se confond avec les premiers appareils de son adolescence. Après de nombreuses années passées en France et aux Etats-Unis, il revient dans son pays natal, dont la diversité est un terrain de jeu exceptionnel pour les amoureux de la lumière.

Auteur de plusieurs livres et d’expositions au Maroc et à l’international, il continue à découvrir et partager la beauté de notre petite planète