Le monde, sous rayon X
Je me présente, Karim Ikce. J’ai 30 ans, né à Casablanca, où je vis et travaille. J’ai une sœur, que tout le monde appelle Tika. Elle s’y est tellement habituée, que lorsqu’un étranger l’appelle par son prénom, elle ne réalise même pas que c’est à elle qu’il s’adresse.
J’ai aussi un grand frère. Malgré notre différence d’âge, qui induit que j’ai été un accident, nous nous entendons à merveille. Je peux lui raconter ce que je ne peux pas partager avec mon géniteur et, l’entrainant dans des jeux qui ne sont plus de son âge, l’aider à prolonger son enfance.
Mon père est un intellectuel. Il passe son temps à lire et à écrire des livres qu’il ne finit jamais. Des manuscrits dont personne à la maison n’a jamais lu une seule ligne. En revanche, ses amis, du « Cercle des poètes disparus » comme ils s’appellent eux-mêmes , dans un mélange d’autodérision et d’idéalisme, ont droit aux lectures, aux débats et aux commentaires lors de soirées, dont ne nous parvenaient que des bribes sonores.
J’ai toujours vu mon père avec un petit carnet et une petite trousse. Dans la trousse, un crayon, toujours bien aiguisé et des stylos de couleurs. Il avait toute une méthodologie pour noter ce qu’il observait.
Ma mère, c’est toutes les mères. C’est cette femme qui sort de chaque heure la moindre seconde et qui jongle entre son boulot, la gestion de la maison que ses trois bambins trouvent normal de mettre sens dessus dessous, et sa posture d’épouse parfaite.
Ma relation avec ma mère est un concentré de sentiments qui s’expriment de manière brute et sans prétention. J’essaie de la faire rire, et elle, bon public, marche à toutes mes blagues. Je sais qu’elle est fière de moi, juste parce que je suis son fils.
Je ne l’ai jamais vue se plaindre. À croire qu’elle ne se réjouissait que de nous voir nous épanouir.
Avant de devenir adulte, sur les papiers du moins, j’ai tenté une carrière musicale avec mon groupe Karim Rem-Ikce. Devant l’indifférence du public, nous avons remisé nos claviers et nos micros.
À cause de mon père, j’ai fait des études, certainement trop, en tous les cas du point de vue de mes recruteurs potentiels. J’ai fini par accepter de travailler dans un call-center. N’ayant pas la vessie adaptée à ce genre de rythme, j’ai renoncé à vendre des assurances à des vieux, des contrats de formation à des jeunes et des crédits à des familles déjà endettées.
Aujourd’hui, avec mon statut de grand reporter de la proximité et du quotidien, j’ai l’impression d’avoir trouvé ma voie. L’avenir nous le dira. En ce qui me concerne, je prévois de persévérer. Ma maman est contente et j’aimerais qu’elle le reste.
J’ai été embauché pour raconter à mon patron, la vie. Celle qu’il n’a pas le temps de voir, et parfois pas l’envie non plus. Il faut que, grâce à mes observations, qui deviennent les siennes par la magie du salaire qu’il m’octroie, il paraisse au fait de ce qui se passe dans sa ville et dans « la tête de sa ville ».
Cela me convient. Je pourrais dorénavant justifier auprès des miens, les heures carrées passées au café. Le café. Mon ami Jérôme, Suisse de son état, me raconte sa première rencontre avec un café à Casablanca.
Avec son épouse, ils cherchent un endroit pour se désaltérer et reprendre leur souffle.
Si dans la plupart des pays européens, les convives s’installent face à face autour d’une table, chez nous, on se met tous sur le même côté, comme pour regarder, et surtout commenter, un spectacle.
Mais ne brûlons pas les étapes.
D’où me vient mon nom de famille ? Au début du XXᵉ siècle, mon grand-père, El Hajj Malek, a été convoqué par l’officier de l’État-Civil. Il lui fallait choisir un patronyme, pour que l’administration puisse le distinguer de tous les autres Hajj du pays.
L’employé, remarquant un certain point commun avec la vedette du moment, ne manqua pas d’en faire la remarque à mon auguste grand-père. Malkoum ? Chnou ? Walou. Mais Ikce lui semblait bien sonner à l’oreille. Ça faisait friks mais en plus classe.
C’est ainsi que grâce à mon ascendance africaine, je me retrouve propulsé, bien avant ma naissance, dans la lignée de ce défenseur des droits civiques dont j’ai rattaché de force la branche à mon arbre généalogique.
Que vous dire d’autre sur ma petite personne ? J’ai passé plusieurs entretiens avant d’être retenu et je vous propose de faire connaissance tout au long des semaines et peut-être des mois qui viennent.
Né en 1966 à Casablanca, Saâd A. Tazi est anthropologue de formation. Sa pratique de la photographie se confond avec les premiers appareils de son adolescence. Après de nombreuses années passées en France et aux Etats-Unis, il revient dans son pays natal, dont la diversité est un terrain de jeu exceptionnel pour les amoureux de la lumière.
Auteur de plusieurs livres et d’expositions au Maroc et à l’international, il continue à découvrir et partager la beauté de notre petite planète
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