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Insomnie démocratique

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Karim Ikce, 30 ans, j’ai été embauché pour vous raconter la vraie vie, c’est-à-dire à travers mon regard et ses travers …

Cette semaine, pleine lune oblige, le sommeil s’est fait la malle.

J’ai tourné dans mon lit, puis dans mon bureau, puis dans la rue, sans trouver la moindre trace de Morphée.

Assis en silence dans la lumière de l’abat-jour, je me suis laissé aller à des réflexions sans but précis.

A un moment, je me suis souvenu de ce tracas que je traîne comme un caillou dans mon soulier depuis fort longtemps.

Et à la lueur de l’insomnie, la solution m’est apparue dans toute sa simplicité.

Il me suffisait de joindre le député de ma circonscription, de lui soumettre mon problème puis de laisser le processus démocratique se dérouler naturellement.

La question méritait bien une intervention au Parlement, un étalage public et formel devant les représentants de la Nation et du peuple, dûment élus pour représenter nos intérêts.

Le sujet étant posé, la solution identifiée, il ne me restait plus qu’un petit détail, qui allait blanchir cette nuit et celles qui lui succéderaient.

Qui est mon député ? Comment l’identifier et comment le contacter ?

Je me connecte sur Duckduckgo, « le moteur de recherche qui ne vous espionne pas ». Non que j’aurais des choses à cacher, mais je refuse symboliquement d’être analysé comme un consommateur à qui il faut fourguer des choses inutiles.

Je tape « député circonscription Casa. » La page Wikipedia qui s’affiche m’informe qu’il y en a 4, que nous serions 348.848 électeurs dont 85.362 jeunes et 182.658 femmes.

Là où le bât blesse, c’est qu’il n’y aurait que 167.023 inscrits sur les listes électorales et que le taux d’abstention serait de 76,35%. Nos quatre députés ne doivent donc leur siège qu’à 29.501 votants, ou pour le dire plus crûment, qu’à 8,46% des électeurs.

Plus de 91% des électeurs n’auraient même pas daigné se déplacer pour accomplir leur devoir citoyen. À ce taux, cela mérite une réflexion qui nous éloignerait de mon problème, qui paraît tout à coup bien secondaire.

Qu’à cela ne tienne, je me dis que je vais envoyer une missive à chacun et, vu qu’ils ne sont pas trop populaires, ils devraient accueillir mes doléances avec beaucoup d’intérêt.

Soit ! Mais où trouver leur mail, l’adresse de leur permanence, leur téléphone, sans parler de leur parcours, de leur programme, de leur bilan.

Après deux cafés cassés, je descends chez Rachid, le concierge de l’immeuble, qui y travaille depuis une vingtaine d’années sans avoir jamais été déclaré et qui bricole en rendant service aux uns et aux autres.

Je lui fais part de mon défi. Il me regarde d’un air incrédule et me répond.

  • Je ne connais que le moqaddem. C’est lui qui gère tous les problèmes de la rue.

3 minutes et quatorze secondes plus tard, mon téléphone sonne. Vous l’aurez deviné, c’est Bouchaib. Il veut savoir comment m’aider et me glisse au passage quelques réflexions pour montrer à quel point il est au courant de ma vie. Puis il me propose de le rencontrer au café du coin pour lui exposer mes soucis en me garantissant que s’ils ont une solution sur terre, il la trouvera, à n’importe quel prix. Et me voilà face à lui, dans une contraction citoyenne où il représente, à lui seul, l’État sous toutes ses formes. Guichet unique qui annule les autres et qui se substitue au gouvernement, au Parlement et à toutes les instances de gouvernance.

Je ne sais que faire. Je me lance. Il m’écoute religieusement en sirotant son café, faisant claquer sa langue à chaque fois qu’il repose sa tasse. Ses yeux se froncent, on sent l’effort intellectuel et l’activité cérébrale intense en arrière-plan. De temps à autre il regarde vers le ciel. Pour demander de l’aide, pour y lire une piste ou pour inscrire cet exercice dans la course du monde ? Puis son regard vient à nouveau se poser sur moi. Il m’écoute. Je suis troublé. N’exagérons rien. Mon problème n’est finalement pas si important que ça.

J’arrête de parler. Le silence qui règne dans le café me donne l’illusion que tout le monde a suivi mon monologue avec intérêt.

Bouch se lève et, avalant les deux dernières gorgées, me lance

Koun hani, ton problème est réglé.

Puis il s’en va.

Né en 1966 à Casablanca, Saâd A. Tazi est anthropologue de formation. Sa pratique de la photographie se confond avec les premiers appareils de son adolescence. Après de nombreuses années passées en France et aux Etats-Unis, il revient dans son pays natal, dont la diversité est un terrain de jeu exceptionnel pour les amoureux de la lumière.

Auteur de plusieurs livres et d’expositions au Maroc et à l’international, il continue à découvrir et partager la beauté de notre petite planète