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Haro sur le raïb

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Karim Ikce, 30 ans, j’ai été embauché pour vous raconter la vraie vie, c’est-à-dire à travers mon regard et ses travers …

Dimanche, déjeuner familial élargi. Plusieurs générations autour de la même table et autant de discussions en parallèle qui se chevauchent, fusionnent et dévient au rythme des plats qui deviendront pour chacun une déclinaison de la fameuse madeleine de Proust.

Docteur Mamoun, que j’ai vu naître, est parmi les convives, lui et sa charmante épouse. Il parle peu. A chaque fois qu’une question lui est posée, dans l’espoir d’amorcer une discussion, il répond comme un automate. «Oui», «non», que du factuel, pas de digressions contrairement à votre serviteur.

Ce jour, quelque chose s’est produit qui mérite d’être relaté.

Parmi les hôtes, Lalla Fakhita, qui a hérité de la grand-mère son prénom d’un autre siècle, avec la particule, et sa beauté légendaire. Lalla Fakhita se soucie beaucoup de son apparence. Il serait facile de dire qu’elle ne se soucie que de cela. Son sourire et sa bonne humeur permanente rendant sa compagnie agréable et recherchée, personne ne pourrait se permettre de lui reprocher quoi que ce soit. 

Zak, le bon vivant était également là. Sa présence seule suffisait à rassurer l’assistance. Son niveau d’exigence culinaire, ses réactions, ses jugements sur chacun des plats étaient scrutés par chacun d’entre nous. Il ne manquait jamais de relever les défauts, à ses yeux, de tel ou tel plat, où il manquait une pincée de sel ou au contraire où la main de la cuisinière (sa propre mère) avait été trop lourde sur un condiment ou une épice. Mais lorsque la combinaison était validée par lui, nous étions conditionnés pour atteindre l’extase gastronomique. 

Zak avait toujours de bonnes blagues, adaptées à chacun de ses auditoires. C’est ainsi que les repas en sa compagnie n’étaient qu’un continuel flot de rires et de petits plats, les uns plus succulents que les autres.

Alors que les conversations se télescopaient d’un bout à l’autre de la table, Zak évoqua son goût pour le raïb. Pas celui pasteurisé des groupes industriels, mais celui, qualifié de «beldi» que l’on trouve dans les mahlabas. Toutes n’étaient pas égales devant son palais critique. Il allait donc le plus souvent possible, c’est-à-dire tous les jours, s’approvisionner chez le meilleur fournisseur de la ville, quitte à faire un détour.

Doc Mamoun, silencieux, comme à son habitude, lança une petite phrase qui aurait pu passer inaperçue dans le brouhaha ambiant. «Dans le raïb, ou lait fermenté, il y a de la spermidine, dont les vertus ont été éprouvées pour maintenir les corps plus jeunes, plus longtemps. Elle permet d’améliorer l’espérance de vie, de faire baisser la tension artérielle et de favoriser la pousse des cheveux. Entre autres…»

Spermi-quoi ? Lalla Fakhita faillit s’étrangler. Il faut dire qu’abondant dans le sens de Zak, elle venait d’avouer sa petite faiblesse pour ce frais breuvage. 

Je soupçonne même Doc Mamoun d’avoir tiré sa réplique en sa direction.

Et, comme à l’accoutumée, nous eûmes droit à ce que dans la famille nous appelons une «fakhitette», ou sortie mémorable dont elle seule avait le secret, toujours involontaire, qui alimenterait les discussions à chaque retrouvaille.

«Beurkh, ça veut dire qu’on pourrait tomber enceinte en mangeant du raïb ?»

Après l’éclat de rire général, les interjections niveau école primaire et les allusions d’adolescents attardés tapis en chacun d’entre-nous, doc Mamoun fut sommé de nous éclairer de sa science.

«Oui, non. Enfin… Il y’en a effectivement dans le sperme, mais aussi dans tous les laitages fermentés, le germe de blé, les noix et certains fruits et légumes. Et non, il n’y a pas de possibilité de confusion. Personne n’est jamais tombé enceinte d’avoir ingurgité un brocoli ou une tranche de fromage.»

On aurait pu s’attendre à ce qu’il conclue par «J’ai dit» pour signifier qu’il n’avait rien à ajouter. Cependant, la bonne ambiance et la plaisanterie noyèrent rapidement cette information et les autres, dans le flot des conversations simultanées tandis que Lalla Fakhita se mordait les lèvres d’avoir une fois de plus laissé ses mots glisser trop tôt.

La question fondamentale est de savoir si elle reconsommera du raïb. Elle pourrait dorénavant opter pour les boissons industrielles qui ne font aucun bien à la santé mais dont on ne peut soupçonner des effets secondaires aussi outrageux.

Né en 1966 à Casablanca, Saâd A. Tazi est anthropologue de formation. Sa pratique de la photographie se confond avec les premiers appareils de son adolescence. Après de nombreuses années passées en France et aux Etats-Unis, il revient dans son pays natal, dont la diversité est un terrain de jeu exceptionnel pour les amoureux de la lumière.

Auteur de plusieurs livres et d’expositions au Maroc et à l’international, il continue à découvrir et partager la beauté de notre petite planète