Bidonvilles, pourquoi y en a-t-il encore ?
Il suffit de se perdre, de poser ce GPS et de décrocher ses yeux de son téléphone. À une rue de la vie dite normale, ce sont des quartiers types El Hank, à Casablanca, ou encore Ghandi, qui cachent, derrière leurs plus hauts immeubles, de très belles façades de pauvreté. Cette carte ne saurait se faire une place sur les stories instagrammables des touristes visitant les plus belles villes du pays.
Ces espaces informels, labyrinthe de ruelles étroites où la lumière peine à s’immiscer, incarnent l’antithèse de la modernité triomphante qui s’affiche fièrement sur les brochures touristiques du Maroc. Eux, ce sont la marge oubliée. Une marge aussi petite que celle d’un cahier où des milliers d’âmes survivent dans une promiscuité accablante. Les conditions de vie y sont plus que précaires, entre les fuites d’eau dissimulées et l’odeur âcre de l’humidité. Entre ces murs, chaque goutte de pluie devient une menace. Un quotidien qui se mue aisément en combat.
Commençons par définir un bidonville. Un bidonville, comme expliqué par le Programme des Nations unies pour les établissements humains, «est la partie défavorisée d’une ville caractérisée par des logements très insalubres et construits par les habitants avec des matériaux de récupération, une grande pauvreté et sans aucun droit ou sécurité foncière». Selon Mohammed Hakim Belkadi, consultant architecte des écosystèmes urbains prédictifs et des milieux interconnectés, un habitat insalubre est un logement ne répondant pas aux normes minimales de sécurité, de salubrité et de dignité. Cela inclut des habitations dépourvues d’accès à l’eau potable, à l’électricité ou à des installations sanitaires adéquates, souvent construites de manière précaire et dans des zones à risques (inondations, glissements de terrain…). Au Maroc, plusieurs villes connaissent encore ce problème, notamment Casablanca, Rabat, Tanger, Marrakech et Fès. Ces habitats se concentrent principalement dans les périphéries urbaines ou au sein de bidonvilles historiques, où les efforts de résorption peinent à suivre la croissance démographique et l’exode rural.
Les chiffres froids dispersés par les ministères ne racontent pas tout : 35% de bidonvilles en moins, 29.000 ménages bénéficiaires d’aides au logement, 16.300 familles relogées chaque année. Derrière ces données statistiques, il y a des regards, des rêves d’enfants entre les planches disjointes d’un abri de fortune et des familles entières qui vivent entre l’espoir d’un relogement et la peur d’être abandonnées à leur sort. Un sentiment hautement partagé et exposé à la face du monde au lendemain du séisme d’Al Haouz. Mais ça… c’est une autre histoire, ou pas !A travers des programmes comme « Villes sans bidonvilles » des habitations insalubres s’effacent peu à peu du paysage, des familles retrouvent la chaleur d’un foyer digne et des projets urbains voient le jour. Mais à mesure que les bulldozers déchirent les baraques, une autre lutte s’intensifie, bien plus sournoise : celle contre la corruption, l’abus et les pratiques qui entachent les programmes d’aide.
Lire aussi : Lutte contre l’habitat insalubre : 16.300 ménages bénéficiaires
Tour du Maroc des bidonvilles
Dans son intervention au Parlement, début novembre 2024, Fatima Ezzahra El Mansouri, ministre de l’Aménagement du territoire, de l’Urbanisme, de l’Habitat et de la Politique de la ville a détaillé les avancées du programme d’aide directe au logement. Depuis son lancement, ce programme a touché 29.000 ménages, comme précisé plus tôt, offrant à des familles modestes une chance de devenir propriétaires. Dans des villes comme Safi ou Meknès, où l’urbanisation sauvage avait laissé proliférer les habitats insalubres, les bénéficiaires voient leurs conditions de vie s’améliorer et l’économie elle-même peut en ressentir l’impact : une augmentation de 24,8% des ventes de ciment et de 12,1% des transactions immobilières, selon les données du ministère.
Selon les derniers chiffres de la Direction des études et des prévisions financières (DEPF), au cours des dix premiers mois de 2024, les livraisons de ciment ont enregistré une augmentation de 8,2%, soit une croissance par rapport à la hausse de 6,9% observée le mois précédent et un contraste avec le recul de 1,5% enregistré à la même période en 2023. Le secteur de la construction a ainsi démarré le quatrième trimestre de 2024 sur une note positive, avec des ventes de ciment en hausse de 19,7 % en octobre, contre une modeste augmentation de 3,7% l’année précédente. Cette tendance est le résultat d’une croissance dans tous les segments de livraison, notamment dans la distribution (+13,2%), le béton prêt à l’emploi (+41,5%), le préfabriqué (+26,1%), le bâtiment (+32,4%), l’infrastructure (+3,2%) et les mortiers (+19,7%), toujours d’après les données de la DEPF.
Même tendance pour le financement immobilier. L’encours des crédits à l’immobilier a progressé de 1,9% à fin septembre 2024, atteignant plus de 307,5 milliards de dirhams, contre une hausse de 1,5% l’année précédente.
Casablanca, à double sens
Revenons à notre sujet et débutons notre quête de l’habitat insalubre par le monstre casablancais, comme la nomment affectueusement ses habitants. Dualité et schizophrénie sont largement au rendez-vous dans cette ville où villas et gratte-ciels majestueux lorgnent de près le bidonville de Carrière Rhamna. Ce dernier persiste, immense et insaisissable, avec ses 63.000 baraques défiant les promesses de relogement depuis 2009. La ministre a d’ailleurs réactivé ce dossier houleux, associant le secteur privé au processus de relogement.
« L’implication du secteur privé est essentielle, mais elle doit être régulée par des garde-fous solides. À commencer par des normes de qualité strictes : des critères doivent être définis pour garantir des logements durables et adaptés. Deuxièmement, l’encouragement de la mixité sociale : les projets doivent éviter de concentrer les ménages à faibles revenus dans des zones spécifiques. Enfin, l’encadrement des prix : des mécanismes doivent être mis en place pour empêcher la spéculation foncière et immobilière », déclare Mohammed Hakim Belkadi à Le Brief.
Pour les habitants de Carrière Rhamna, l’attente est longue, voire interminable. Des générations entières ont grandi dans ces baraques insalubres, où chaque jour est une lutte contre l’humidité, les maladies et l’insécurité. Que leur est-il proposé ? Des appartements sociaux et des habitations à valeur plafonnée de 300.000 dirhams, comme le prévoit le plan 2024-2028. « L’échec de la résorption de Carrière Rhamna illustre plusieurs points critiques. Le manque de concertation avec les habitants qui n’ont pas été suffisamment impliqués dans les décisions, entraînant des résistances. La relocalisation est inadaptée puisque les logements proposés étaient éloignés des lieux d’emploi, des écoles et des services. Et il y a l’absence de solutions intégrées. Le projet s’est concentré sur le logement sans prendre en compte les infrastructures et les services nécessaires pour développer une communauté viable. Cet échec souligne l’importance d’une approche holistique, combinant logement, infrastructures, intégration sociale et création d’opportunités économiques », détaille le spécialiste.
Lire aussi : Villes sans bidonvilles, où en sommes-nous ?
Les progrès à Skhirat-Témara
À une cinquantaine de kilomètres au nord de Casablanca, dans la province de Skhirat-Témara, les efforts du gouvernement ont tout de même porté leurs fruits. Là-bas, ce sont 22.549 ménages qui ont été relogés. La région, autrefois submergée par des bidonvilles éparpillés, commence à retrouver un semblant d’équilibre urbain. Mais cette réussite ne devrait pas nous faire oublier la lenteur des progrès ailleurs, dans des villes comme Kénitra ou Marrakech, où la lutte contre l’habitat insalubre demeure entravée par des pratiques frauduleuses.
Marrakech, la corrompue
Marrakech, souvent décrite comme la perle du Sud, cache derrière ses remparts ocres une réalité bien moins reluisante. La ministre a révélé au Parlement que certains individus avaient exploité le système en s’inscrivant frauduleusement dans plusieurs villes, dont Marrakech, privant ainsi les vrais nécessiteux de leurs droits. Comment est-ce possible ? Si vous le savez, nous avons tous la réponse… La corruption ! Fatima Ezzahra El Mansouri a dénoncé ces abus, rappelant que près de 14.000 personnes ont bénéficié indûment des programmes de lutte contre les bidonvilles en manipulant les mécanismes de sélection.
Pour contrer cette fraude, des solutions ont été déployées. Notamment, l’utilisation de drones et de cartes satellites pour surveiller les zones insalubres. Grâce à cette technologie, les autorités peuvent identifier les foyers frauduleux et cartographier précisément les zones critiques. Aussi, la loi n°55-19, a été mise en place pour simplifier les démarches. Pourtant, l’inefficacité de certaines agences urbaines freine encore le relogement de milliers de familles.
Tanger croule sous le nombre
À Tanger, où la pression démographique exacerbe les problèmes d’habitat, ces retards prennent un visage tragique. Dans certains quartiers, les habitants continuent de vivre sous des tôles rouillées, dans l’attente d’une approbation qui semble aussi lointaine qu’un mirage dans le désert.
Au Maroc, les habitats insalubres se présentent sous différentes formes : des bidonvilles aux logements précaires dans les médinas historiques, en passant par des constructions illégales en périphérie des grandes villes. Ces habitats sont souvent construits avec des matériaux de récupération, exposant leurs habitants aux intempéries, aux incendies et à des risques sanitaires graves. Parallèlement, certaines médinas historiques, naguère symbole de richesse et de culture, se transforment en foyers d’habitat insalubre. Les bâtiments, souvent vétustes, deviennent des pièges pour leurs habitants. Les effondrements sont malheureusement très fréquents !
Au loin, au niveau des périphéries, ce sont carrément des ghettos qui sortent de terre, sans réglementation précise et isolant encore plus leurs habitants.
À l’origine… l’exode rural
Avant la Seconde Guerre mondiale, les pays du Maghreb étaient largement dominés par la société rurale. La population urbaine représentait alors à peine un quart du total. Au moment des indépendances des trois pays, le taux d’urbanisation était encore faible, avoisinant les 30%. Cependant, depuis cette époque, l’urbanisation a pris un essor rapide, avec un nombre de citadins multiplié par quatre entre 1956 et 1985, atteignant ainsi les 24,5 millions de personnes. Cette tendance s’est accélérée au cours des décennies suivantes, avec 45 millions de citadins en 2005. En moins de 50 ans, la structure démographique du pays a été modifiée.
Au début du XXe siècle, dans un contexte encore peu urbanisé, avec seulement 8% de la population vivant en ville, le Maroc disposait toutefois d’un système urbain assez développé. Les premières agglomérations avaient émergé sous l’influence des Phéniciens et des Carthaginois, surtout dans les villes côtières comme Tanger, Larache et Rabat. L’urbanisation se renforce ensuite sous les dynasties arabes, notamment avec la création de Fès par les Idrissides et Marrakech par les Almoravides. Deux villes impériales, deux routes commerciales.
À l’arrivée des Français en 1912, le pays était encore principalement rural, mais son réseau urbain, même si encore limité, était déjà structuré autour de centres historiques comme Fès, Marrakech et Tanger. Le protectorat français a contribué à la création de quartiers européens distincts, séparés des parties historiques des cités. Cet urbanisme restera dans l’Histoire du pays.
Lire aussi : Solitude urbaine : l’invisible poids des villes
Contrairement à l’Algérie, où une politique de francisation agressive a modifié le paysage urbain, le Maroc a pu sauvegarder une grande partie de son cadre urbain traditionnel, tout en introduisant de nouvelles villes liées aux activités économiques. Casablanca, en particulier, est devenue un centre économique, avec un développement industriel rapide. L’urbanisation s’est donc concentrée sur la côte atlantique, avec Casablanca en tête, suivi de Rabat.
Après l’indépendance du Maroc en 1956, Casablanca est devenue le premier centre d’affaires et l’axe littoral s’est étendu, formant une conurbation continue aujourd’hui longue de 150 kilomètres, s’étendant de Kénitra à El Jadida, abritant plus de 5 millions d’habitants. Cette urbanisation s’est ensuite étendue au-delà des axes traditionnels.
Le Maroc, qui comptait 27 centres urbains en 1912, en compte aujourd’hui 370, concentrant plus de 13 millions d’habitants en 1994. Les grandes villes, notamment Casablanca, Rabat, Fès, Marrakech et Tanger, continuent de dominer, mais les petites et moyennes villes connaissent également une forte croissance.
C’est suite à cet exode rural, pour des raisons économiques, que le puits social a commencé à se creuser. L’écart entre riches et pauvres est très criant. La classe moyenne peine à se loger dignement, tandis que les populations les plus vulnérables n’ont souvent d’autre choix que de s’installer dans des logements précaires.
Les habitats insalubres exposent leurs habitants à de graves risques pour la santé. Le manque d’accès à l’eau potable, l’insuffisance des infrastructures sanitaires et la promiscuité favorisent la propagation de maladies telles que les infections respiratoires, les maladies de peau et les troubles digestifs. L’urbanisation anarchique et l’absence de gestion des déchets dans ces zones contribuent également à la dégradation de l’environnement. Les bidonvilles, situés parfois près de rivières ou de zones industrielles, sont exposés à des pollutions graves, accentuant les risques écologiques.
En termes psychologiques, ce n’est pas plus glorieux. Ces habitats, souvent marginalisés, créent un sentiment d’exclusion et alimentent des frustrations intergénérationnelles. Les enfants issus de ces zones sont particulièrement vulnérables, avec des taux élevés d’abandon scolaire et des perspectives limitées d’ascension sociale.
Villes sans bidonvilles, rêve inatteignable ?
Lancé en 2004, ce programme ambitieux visait à éradiquer les bidonvilles dans les principales villes du pays d’ici à 2020. Bien qu’il ait permis le relogement de nombreuses familles, les résultats restent en deçà des attentes. Les retards dans les livraisons de logements, le manque d’accompagnement social et l’augmentation des prix immobiliers ont limité l’impact de cette initiative.
Ces aides ne s’attaquent pas aux causes profondes de l’habitat insalubre, comme l’exode rural ou l’absence de politiques de logement accessibles à long termeMohammed Hakim Belkadi, consultant architecte des écosystèmes urbains prédictifs et des milieux interconnectés
Mohammed Hakim Belkadi explique à Le Brief que les obstacles rencontrés sont nombreux. Tout d’abord, le financement des programmes de relogement est insuffisant et souvent imprévisible, les budgets alloués étant trop faibles pour répondre à la demande réelle. Ensuite, la complexité foncière représente un frein, car l’indisponibilité ou l’ambiguïté des titres fonciers entrave la réalisation des projets. De plus, les problèmes de gouvernance, marqués par une coordination inefficace entre les autorités locales, régionales et nationales, compliquent la mise en œuvre des initiatives. Par ailleurs, le rejet social joue un rôle tout aussi important, certaines populations refusant les solutions proposées, en raison de leur éloignement ou du manque de concertation préalable. Enfin, la croissance démographique incontrôlée entraîne une urbanisation rapide, favorisant la formation de nouveaux habitats précaires et réduisant ainsi l’efficacité des programmes existants.
« Le programme d’aide directe au logement a eu des effets positifs à court terme, permettant à de nombreuses familles d’accéder à des logements décents. Cependant, plusieurs limites apparaissent. L’effet inflationniste : ces aides ont contribué à augmenter les prix du foncier et des logements dans certaines régions. Il y a ensuite la faible durabilité. Sans un accompagnement socioéconomique, certains ménages peinent à maintenir leur niveau de vie dans les nouveaux logements, entraînant des dégradations rapides ou un retour à des conditions précaires. Et puis le manque d’impact structurel. Ces aides ne s’attaquent pas aux causes profondes de l’habitat insalubre, comme l’exode rural ou l’absence de politiques de logement accessibles à long terme », détaille l’architecte.
Les politiques actuelles restent insuffisantes pour répondre efficacement à ce défi. Si des progrès ont été réalisés, notamment avec des plans d’aménagement structurants, plusieurs lacunes persistent. L’anticipation est limitée. Cette dernière ne prend pas toujours en compte la dynamique migratoire et les besoins des populations à faibles revenus. Aussi, l’offre en logements sociaux demeure malheureusement largement inférieure à la demande, surtout dans les grandes villes.
Selon l’urbaniste, les principaux défis incluent la construction de logements de qualité. Le maintien de coûts bas tout en respectant les normes de durabilité et de confort. Le manque de réseaux routiers, d’assainissement et d’équipements publics freine l’intégration des nouveaux logements dans le tissu urbain. Et les projets mal situés aggravent les problèmes de transport, d’accès aux services et d’emploi.