De l’opinion et rarement des faits. Voilà qui résume la couverture médiatique de la guerre au Proche-Orient. Manquements à la déontologie journalistique, traitement biaisé de l’information voire même volonté de désinformation, les médias ne sont, qu’à quelques exceptions près, un miroir fidèle du monde. Ils sont davantage celui de nos identités. Nadia Salah, ancienne directrice des rédactions du Groupe Éco-Médias, et Guillaume Jobin, président de l’École supérieure de journalisme de Paris nous aident à naviguer dans cette marée d’informations où Israël et ses soutiens occidentaux sont les grands timoniers.

Certains ont les yeux clairs, peu ont la peau blanche mais beaucoup sont morts sous le regard désintéressé du monde. Les Palestiniens vivent depuis le 7 octobre au rythme des bombardements dans cette bande qui aujourd’hui s’apparente plus à un charnier à ciel ouvert. Ce jour-là, lorsque le Hamas a décidé d’attaquer les villes israéliennes voisines, d’aucuns pensaient que nous allions en arriver aux prémices d’une grande guerre.

C’est un conflit des plus difficiles et des plus clivants. Que ce soit au niveau de la diplomatie, celle-ci n’a vraisemblablement pas réussi à trouver un compromis – l’exemple le plus parlant reste la résolution du cessez-le-feu qui a échoué à deux reprises – tant au niveau des sociétés que des rédactions mondiales. Cette guerre, teinte de religion, touche à des fractures historiques profondes. Lorsqu’elles sont réduites à de simples espace-temps, celles-ci altèrent notre perception. Omettre le contexte et occulter l’Histoire, sont les premiers pas vers la mésinformation, voire la désinformation.

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Dès les premières heures de la riposte israélienne, les puissances occidentales ont affiché un soutien inconditionnel à l’État sioniste. «Israël a le droit de se défendre», martèlent les chefs d’État. Leurs médias, eux, font majoritairement le choix du narratif israélien. Très peu, portent la voix des Palestiniens.

Museler la presse

Au milieu de la vague de sympathie américaine envers les victimes israéliennes, la chaîne américaine MSNBC écartera dès les premiers jours discrètement trois présentateurs de leur poste, pourtant réputés, pour leur croyance religieuse : ils sont musulmans. Au moins deux journalistes – Jackson Frank, rédacteur sportif pour le journal local de Philadelphia PhillyVoice, et Michael Eisen, rédacteur en chef de la revue universitaire des sciences de la vie eLife, seront licenciés après avoir exprimé leur soutien aux Palestiniens.

Pendant ce temps, d’autres journalistes ont été retirés des ondes à cause de leurs publications sur les réseaux sociaux et un caricaturiste a vu son contrat avec un journal britannique résilié après avoir réalisé une illustration attaquant le premier ministre israélien Benjamin Netanyahu, que beaucoup pensaient contenir un cliché antisémite.

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Trois journalistes tunisiens de la BBC, CNews et Canal + démissionnent en protestation à la ligne éditoriale occultant la voix palestinienne. Al Jazeera sera interdite dès les premiers jours de guerre de couvrir l’actualité depuis le territoire israélien. Plus que cela, le secrétaire d’État américain, Anthony Blinken, appellera le Qatar demandant à ce que la chaîne revoit sa couverture médiatique de la guerre.

Un responsable de la société Meta (Facebook) démissionnera aussi après que la plateforme ait supprimé 795.000 messages liés à la guerre en cours à Gaza.

Et dans une déclaration qui résumera tout, le ministre israélien de la Défense, Yoav Gallant, avait déclaré : «Si les médias sont objectifs, ils sont du côté du Hamas, ….». Car pour pousser la logique plus loin, et comme l’écrivait le 13 octobre dernier le journal satirique The Onion, «les Gazaouis mourants auraient dû utiliser leurs derniers mots pour condamner le Hamas».

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Dès lors que l’affirmation de ce haut responsable israélien coupe court à tout débat constructif, comment peut-on couvrir cette guerre ? Aujourd’hui, alors que les experts alertent d’un génocide dans la bande de Gaza, que des documents fuités (et vérifiés) font état d’une volonté de déplacer définitivement les Gazaouis de la bande côtière, et que – qu’on se le dise clairement – rien ne semble désormais pouvoir arrêter Israël dans sa vengeance aveugle, comment raconter alors l’Histoire qui s’écrit devant nos yeux tout en respectant la vérité des uns et la réalité dans laquelle vivent d’autres ?

Étouffer les médias

«Cette guerre est l’une des histoires les plus complexes et les plus clivantes qu’on ait jamais couvertes», estime Deborah Turness, présidente de la branche info du groupe audiovisuel britannique BBC, dans un billet mis en ligne le 26 octobre. Même son de cloche du côté de Phil Chetwynd, directeur de l’Information de l’AFP.

Première particularité : l’impossibilité pour les journalistes étrangers d’aller à Gaza, en raison du blocus par Israël et de l’absence d’accès via l’Égypte. A noter que les accès par le poste frontalier de Rafah, bien qu’administré par les autorités égyptiennes, doit recevoir l’aval de leurs homologues israéliens. Les médias dépendent de ce fait davantage «des sources officielles de chaque partie».

Voir Gaza, puis mourir

A l’heure où nous écrivons ces lignes, 36 journalistes et professionnels des médias ont été confirmés morts : 31 Palestiniens, 4 Israéliens et 1 Libanais. 8 journalistes auraient été blessés, 3 journalistes sont portés disparus et 8 journalistes auraient été arrêtés.

Le conflit à Gaza a entraîné la période la plus meurtrière pour les journalistes en Israël et dans les territoires occupés depuis que le comité a commencé à suivre les décès de journalistes en 1992, a déclaré la directrice des urgences du Comité de protection des journalistes (CPJ), Lucy Westcott.

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Questionné par nos soins, Guillaume Jobin, président de l’École supérieure de journalisme (ESJ) de Paris, explique qu’«à Gaza et en Cisjordanie, se trouvent plusieurs journalistes palestiniens que l’on connaît bien – bien qu’eux-mêmes sont limités par les bombardements ou les pénuries d’essence et d’électricité. Si les médias nous sollicitaient, nous aurions très facilement pu leur fournir tous les contacts dont ils auraient besoin».

De son côté, Nadia Salah, ancienne directrice des rédactions du Groupe Éco-Médias, aurait été disposée à dépêcher un reporter sur place. «Si la rédaction avait eu à couvrir cette guerre, j’aurai envoyé un journaliste, idéalement avec des moyens de transport, pour une mobilité optimale». Force est de constater que très peu de rédactions nationales font ce choix. Une position qui peut être toutefois légitime. Il en va de la protection des journalistes.

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À Gaza, ils sont un peu plus de 50 journalistes. Tandis qu’en Israël, le gouvernement a recensé un nombre impressionnant de 2.050 journalistes venus couvrir le conflit. Les plus nombreux sont les Américains (358), les Britanniques (281) et les Français (221). L’Ukraine, pays lui-même en guerre, en a envoyé deux.

Comme le rappelle Guillaume Jobin, «la vérité est la première victime de toute guerre». Ne raconter qu’une seule version de l’histoire, car c’est la seule histoire que vivent les journalistes, est la première erreur que commettent les médias.

«Si vous ne vivez pas à Gaza, si vous n’écoutez pas les prières que font les Palestiniens lorsqu’ils perdent des êtres chers, si vous n’apprenez pas l’histoire de la vie de leurs proches [qui ont été tués]… alors la couverture médiatique [de Gaza] ne sera pas la même [que la couverture médiatique d’Israël]», a déclaré Taghreed El-Khodary, une analyste de Gaza, à Al Jazeera. Cela signifie, a-t-elle poursuivi, qu’ils «ne se contentent pas de couvrir le récit israélien, mais qu’ils vivent le récit israélien».

Il aura fallu quatre semaines pour que les grands groupes de presse ne formulent «l’étouffement médiatique» opéré du côté de Gaza par l’État hébreu. Il aura fallu que 36 journalistes décèdent – c’est plus d’un journaliste par jour qui sont morts – pour qu’une trentaine de SDJ (société de journalistes), sous l’impulsion de Céline Martelet, demandent l’accès des reporters étrangers à l’enclave palestinienne.

«La Croix et l’Humanité restent parmi les seuls médias français qui traitent du conflit au Proche-Orient de manière correcte», déplore le président de l’ESJ avant d’ironiser : «Qui m’aurait dit il y a des années, que je défendrais un support communiste ou catholique comme étant le plus objectif ?».

Diaboliser le Hamas

Depuis que la guerre a éclaté, le narratif israélien soutient sa «légitime défense» par un argumentaire axé sur les exactions commises par les «terroristes» du Hamas. Un narratif qui a facilement trouvé écho auprès de la plupart des rédactions occidentales. «C’est tout à fait normal que les médias (et particulièrement les médias français) fassent écho à la propagande de l’État hébreu», explique Jobin. Après les États-Unis, la France est, en effet, la seconde terre d’accueil de la diaspora : entre 600.000 et 900.000 juifs y sont installés.

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Mais si l’attaque perpétrée par le Hamas le 7 octobre dernier a, entre autres, eu lieu dans les kibboutz, ce sera la rave-party où les combattants palestiniens auraient tué plus 250 Israéliens et kidnappé des centaines d’autres qui indignera le plus l’opinion occidentale. Un massacre dont les images réelles n’ont jamais été relayées.

Quelques jours plus tard, ce seront d’autres «horreurs» qui mobiliseront les soutiens à Israël. «40 bébés décapités» … Si l’information n’a jamais été confirmée par les Forces de défense israéliennes, les médias continuent, aujourd’hui encore, à user (et abuser) de cette histoire.

Et après les 40 bébés décapités, vint l’enfant au four. Un narratif de propagande qui classe le Hamas (ou pour le coup tout autre organisation militaire prônant l’islam comme religion) comme barbare.

Puis, vinrent les enfants israéliens assassinés du kibboutz Beeri. Ils ont été torturés, démembrés puis brûlés vifs. Les archéologues fouillent les décombres pour retrouver leurs dents. Une rhétorique qui fait écho aux tactiques de propagande de Goebbels pendant la Seconde Guerre mondiale. Le modus operandi est clair : l’information erronée est publiée, rapidement relayée par les médias et même reprise par les dirigeants mondiaux.

https://twitter.com/UisOt7stan/status/1719426302870962310?s=20

Dans un article rendu public le 2 novembre, le média israélien Haaretz a listé les personnes décédées depuis le 7 octobre. Nous avons consulté la liste. Nous avons dénombré 11 enfants de moins de 15 ans. Le contrôle communautaire sur X (anciennement Twitter) affirme toutefois que cette liste n’est pas définitive. «De fait, il est impossible d’affirmer qu’il n’y a pas de bébés parmi les victimes. La mort de bébés a été confirmée par Libération à partir de vidéos et photos du massacre». Le journal français Libération a, en ce sens, publié un article.

«Si les médias ne citent pas les extrêmes et ne citent que l’opinion du centre, les gens ne comprennent pas pourquoi personne n’a progressé dans ce domaine. Et si vous ne citez que les extrêmes, vous donnez l’impression qu’il s’agit d’un conflit sans issue qui ne sera jamais résolu. Alors qu’en fait, il y a beaucoup, beaucoup de gens qui ont failli résoudre ce conflit», souligne Kelly McBride, première vice-présidente du Craig Newmark Center for Ethics and Leadership.

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Mais comment expliquer que les informations, même lorsqu’elles sont révélées fausses, continuent de faire leur bout de chemin dans la bouche même des plus avertis ? Et comment expliquer que les informations, pourtant réelles, vraies et vérifiables, des civils morts à Gaza depuis le 7 octobre dernier, sont occultées ?

«Sinon, comment vendez-vous l’idée d’autodéfense alors qu’[Israël] bombarde ce qui est fondamentalement un camp de concentration ?», a déclaré Lina Mounzer, écrivain et critique libanaise au micro d’Al Jazeera.

Comme le martèle Nadia Salah à destination des étudiants en journalisme, «il y a l’information vraie et crédible, l’information vraie et non crédible, puis l’information fausse et crédible». Entre temps, la qualification du Hamas comme «organisation terroriste», en tant que pierre angulaire du débat, continuera à brouiller la vision de beaucoup.

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Déshumaniser le Palestinien qui meurt

Les experts et les journalistes qui ont parlé à Al Jazeera ont déclaré que le «parti pris systémique en faveur d’Israël» nuit «irrémédiablement» à la crédibilité des agences de presse, pourtant considérées comme «traditionnelles» aux yeux des Arabes et d’autres. Alors que les médias occidentaux «déshumanisent les Palestiniens» et «légitiment les violations israéliennes du droit international», alors qu’Israël bombarde Gaza, il est évident que le contexte historique vital du traumatisme vécu par les Palestiniens au cours des 75 dernières années est laissé de côté, disent les experts.

«On n’entend pas le mot « victimes » [en référence aux Palestiniens] comme on l’entend [lorsqu’il y a des reportages] sur la partie israélienne», a expliqué El-Khodary. En effet, un petit tour du côté des médias occidentaux pour se rendre compte que l’évocation des Palestiniens morts méritera une simple allusion à l’événement comme dommage collatéral. Les Palestiniens sont déshumanisés même dans la mort – leurs souffrances sont poncées par des mots destinés à masquer les atrocités commises contre eux.

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Amnesty International a souligné ce qu’elle qualifie de «preuves accablantes de crimes de guerre alors que les attaques israéliennes effacent des familles entières à Gaza» : l’utilisation de phosphore blanc. Les images satellite, elles, montrent des quartiers entiers de Gaza qui ont été rasés. La légitime défense israélienne n’est-elle pas de loin consommée ?

Pourtant, Israël demeure plus populaire que ne le suggèrent les publications sur les réseaux sociaux. Dans les sondages d’opinion correctement pondérés, le soutien aux Palestiniens est beaucoup moins marqué, selon The Economist.

Stigmatiser les Arabes

Depuis le 7 octobre, le discours médiatique a évolué d’«attaques injustifiées» à la promotion de l’idée d’une «guerre due à une haine profondément enracinée envers les juifs». L’amalgame qui associe le soutien de la cause palestinienne au soutien au Hamas est apparent.

Ces «deux poids, deux mesures» reflètent une tendance plus large des médias occidentaux à présenter les musulmans et les Arabes comme «moins qu’humains», a déclaré Arwa Damon, ancienne correspondante de CNN et aujourd’hui chercheuse principale non-résidente à l’Atlantic Council, un think tank basé à Washington.

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Dans le conflit israélo-palestinien, les récits du conflit finissent par influencer le conflit lui-même. Pour certains, de supposées actions israéliennes justifieront une escalade de la guerre. Pour d’autres, une probable désinformation palestinienne autorisera l’armée israélienne à ne pas rendre compte de ses actes.

«Nous n’assistons pas seulement à un effondrement de l’humanité», a déclaré Layla Maghribi, journaliste indépendante britannique d’origine palestino-syrienne. «Nous assistons à un effondrement de la profession [de journaliste].», a-t-elle déploré.

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