Dimanche 10 juillet, les Marocains célèbrent Aïd Al-Adha (la fête du sacrifice). C’est l’une des deux fêtes de l’Islam. Si nos ancêtres se conformaient à la tradition prophétique, les nouvelles générations s’adaptent à une contrainte de contemporanéité.

Voici venu le temps de l’Aïd El-Kébir (la grande fête). Mais bien des choses ont changé dans la pratique commémorative avec toutes les règles de la tradition prophétique et les contraintes du présent. Observé à partir de la deuxième année de l’Hégire, Aïd Al-Adha est célébré le dixième jour de Dou Al-Hijja, douzième mois du calendrier lunaire. Il vient clôturer les rituels du Hajj (grand pèlerinage). Cette fête marque la soumission du prophète Ibrahim à Dieu, qui lui demanda dans un rêve de sacrifier son fils, Ismaïl, pour prouver sa foi. Alors qu’Ibrahim s’apprêtait à exécuter l’ordre divin, l’ange Jibril arrêta son geste et remplaça Ismaïl par un bélier, qui fut immolé à la place du jeune homme.

La foi du prophète, mise à l’épreuve, a été récompensée par le Tout-Puissant. Le sacrifice doit être du bétail, à savoir des moutons, des vaches, des dromadaires… Il a été prouvé que le prophète a sacrifié deux béliers gros et cornus. L’animal sacrifié doit être exempt d’anomalies ou de maladies.

Des coutumes bien marocaines

Au Maroc, de nombreuses coutumes accompagnent cette fête religieuse. Il est d’usage que le chef de famille immole le bélier en utilisant un couteau bien aiguisé afin d’alléger ses souffrances. La viande est consommée pendant des jours en famille et une partie est donnée généreusement aux nécessiteux. Les familles se rassemblent autour de la même table pour partager des plats et mets traditionnels, à commencer le premier jour par Boulfaf (brochettes de foie à la crépine de mouton). Les repas à base de mouton seront déclinés au fil des jours (Tkalia, Mrouzia, Méchoui…). Les enfants s’occupent de la grillade des têtes de moutons. Les boucheries rouvrent pour accueillir les clients désirant découper leur mouton. Les femmes veillent aussi à préparer Lkeddid (viande séchée) afin de conserver la viande de la fête de Aïd Al-Adha et l’utiliser dans la préparation de plats traditionnels variés, notamment le couscous, tout au long de l’année.

Portée économique

Aïd Al-Adha, c’est 2% du PIB accumulé. Les transactions commerciales des animaux d’abattage à l’occasion de l’Aïd permettent de réaliser un chiffre d’affaires dépassant les 12 milliards de DH (MMDH). Selon le ministère de l’Agriculture, de la Pêche maritime, du Développement rural et des Eaux et forêts, la grande partie de ce chiffre d’affaires sera transférée au milieu rural qui permet d’améliorer la trésorerie des agriculteurs pour lesquels l’élevage des petits ruminants représente la principale source de revenu, notamment dans les vastes zones de parcours. Cette année, la demande en bétail destiné à l’abattage pour l’immolation de Aïd Al-Adha est estimée à environ 5,6 millions de têtes, dont 5,1 millions d’ovins et 500.000 de caprins.

Les différentes races ovines au Maroc © ANOC

À la date du 1er juillet courant, 7,2 millions de têtes d’ovins et caprins ont été identifiés à travers le territoire national. Un animal identifié porte une boucle de couleur jaune avec un numéro de série unique et la mention « Aïd Al-Adha ». La traçabilité est donc assurée par le ministère qui s’appuie aussi sur le contrôle des autorités locales et le suivi des services vétérinaires relevant de l’Office national de sécurité sanitaire des produits alimentaires (ONSSA). Quant aux prix des moutons, même si le gouvernement ne veut pas l’admettre, la flambée des prix est une réalité. Selon le constat de la rédaction LeBrief.ma, le prix moyen d’un mouton de race ‘‘Sardi’’ a augmenté de 30%.

Le secteur du transport connaît aussi un gros rush pendant la période de Aïd Al-Adha. Qu’il s’agisse du transport routier ou ferroviaire, tous les moyens sont bons pour rejoindre sa famille.

Métiers saisonniers

Bien avant l’Aïd, plusieurs petits métiers saisonniers corollaires au rituel du sacrifice fleurissent et prospèrent le temps de la fête. Tout le monde essaie d’en tirer parti en s’improvisant commerçant d’épices, de tajines, d’ustensiles de cuisine très demandés en cette période et d’accessoires indispensables au sacrifice. Les aiguiseurs-rémouleurs, les vendeurs de foin, de charbon, des sacs en plastique et les transporteurs pullulent à cette occasion. Il y a aussi l’hébergement des bêtes jusqu’au jour de l’Aïd (Foundouk) qui est très lucratif puisque bon nombre de clients n’ont pas d’espace dans leurs appartements pour accueillir le mouton pendant plusieurs jours. Quant aux bouchers et apprentis-bouchers, ils se frottent les mains le jour J, même si plusieurs sociétés de développement local et communes offrent, depuis quelques années, des services d’hébergement et d’abattage de cheptel aux abattoirs.

Des moutons égorgés aux abattoirs de Casablanca le jour de l’Aïd El-Kébir © DR

Egorger un mouton à domicile coûte entre 100 et 250 DH. À titre de comparaison, le même service est facturé à 240 DH au niveau des abattoirs de Casablanca. Enfin, il y a ceux qui collectent les peaux de moutons afin de les transformer en peau utilisable dans du mobilier ou du design.

1963, 1981, 1996 : pas de sacrifice

En sa qualité de Commandeur des croyants, feu Hassan II avait à trois reprises, appelé le peuple à ne pas procéder au sacrifice. En 1963, le Maroc souffrait des répercussions de la guerre des sables. Le défunt souverain avait alors appelé les Marocains à s’abstenir d’effectuer ce rite. Les Marocains feront l’impasse sur l’offrande sacrificielle une nouvelle fois en 1981. La sécheresse avait poussé des éleveurs à abandonner leurs troupeaux affamés faute de moyens pour les nourrir. Le cheptel disponible ne pouvait permettre à l’ensemble des familles d’avoir un mouton et toute façon la crise était tellement grande que peu de chefs de familles avait les moyens de s’offrir un bélier. Les émeutes du pain survenues au mois de juin étaient encore très présentes dans les esprits quand feu Hassan II certifia que le sacrifice qu’il effectue vaut pour le peuple entier.

En 1996, c’est le ministre des Habous et des Affaires islamiques, feu Abdelkebir Alaoui M’daghri, qui est chargé de lire un message du Monarque à la télévision, expliquant que l’année agricole 1995 a été catastrophique et que l’accomplissement du sacrifice allait mettre en péril le cheptel national. En effet, les Marocains se plieront à la volonté royale et se réjouiront de voir le chef de l’Etat procéder au sacrifice de deux moutons, l’un en son nom, l’autre étant symboliquement offert au nom de tous les citoyens. Dans plusieurs villes, notamment celle du Nord qui s’inscrivaient à l’époque dans une logique de défiance vis-à-vis du pouvoir central, des sacrificateurs ont égorgé leurs moutons en cachette.

Uber est passé par là

L’urbanisation du Maroc a entraîné des changements de certaines pratiques liées à cette grande fête au fil des décennies. Dans les années 1990, de nouveaux lieux d’approvisionnement en bétail sont apparus. Des points de vente de proximité sont improvisés à travers la location de garages dans les quartiers populaires des grandes villes. Les grandes surfaces se lancent aussi dans la vente de moutons vivants au kilogramme, transformant une partie de leur parking en foirail. Pour attirer la clientèle, certaines enseignes proposent des promotions : un mouton offert avec un pack électroménager, un crédit gratuit pour acheter son mouton… En 2006, un éleveur d’El Jadida utilise pour la première fois Internet pour vendre ses moutons. Depuis les plateformes de vente en ligne se multiplient avec des offres pour tous les goûts (toutes les races) et tous les budgets. Aujourd’hui, plusieurs plateformes digitales proposent la vente d’ovins et de caprins ‘‘My ANOC Market place’’ lancée le 22 juin 2022 par l’Association nationale des éleveurs d’ovins et de caprins (ANOC).

Les jeunes chefs de familles boudent les « rahbas » (places) et vont choisir leur animal directement sur un écran. Plus besoin d’ausculter la bête en lui ouvrant la gueule, en vérifiant ses dents et en mettant les mains sur sa colonne pour tomber sur le jackpot. L’éleveur est garant de la qualité de son bétail puisqu’il est en contact direct avec l’acheteur. La plateforme permet aux acheteurs de visualiser les ruminants de petite taille disponibles à la vente avec leurs caractéristiques de poids et d’âge et de consulter les données des éleveurs en ligne avec la possibilité de faire des recherches avancées multicritères. Avant de procéder au paiement de l’acompte, obligatoire sur la plateforme avant la finalisation de l’achat à la livraison, l’acheteur a également la possibilité de se renseigner auprès de l’éleveur. La démarche numérique permet de contourner l’activité des chennakas (intermédiaires/regrattiers) qui, à travers la spéculation, font flamber les prix.

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L’Aïd à l’hôtel

Depuis des semaines, les établissements hôteliers proposent des packages familles pour célébrer l’Aïd dans une ambiance festive avec l’accomplissement du rituel du sacrifice en prime. Certains hôtels permettent aux clients d’amener leurs béliers avec eux. Ils assurent, également, la préparation du mouton ramené par le client qui a le choix aussi d’opter pour un forfait qui inclut le mouton et les frais d’abattage et de préparation. L’offre ‘‘Spécial Aïd’’ inclut la cérémonie de sacrifice, le déjeuner buffet 100% marocain et les soirées folkloriques.

L’une des offres hôtelières pour l’Aïd © DR

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Entre hier et aujourd’hui, les rites traditionnels de l’Aïd El-Kébir ont évolué. L’ambiance familiale associée à cette fête n’est plus vraiment la même. Mais les expressions de vœux n’ont pas changé d’un iota : « Aïd Moubarak », ‘‘Taaydou w taawdou’’ (Que vous fêtiez et refêtiez), ‘‘Allah ytaqabbal menna w menkoum’’ (Que Dieu accepte de nous et de vous)… Au final, en plus de l’aspect purement religieux, l’objectif de l’Aïd est de rejeter toutes les formes de querelles et de ressentiment, d’apporter bonheur et joie aux gens, en renforçant les liens d’amour, de miséricorde, de coopération et de solidarité entre les membres de la société. On en a tellement besoin de nos jours. Aïd Moubarak Saïd.

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