Pêche illicite : la «malédiction des ressources» en Afrique de l’Ouest
Dans le monde, près de 820 millions de personnes dépendent de la pêche pour leur subsistance, la consommation de poisson représentant un sixième de la consommation mondiale de protéines animales.
Selon l’Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO), la pêche illégale, non déclarée et non réglementée (INN) serait responsable de la prise annuelle de 11 à 26 millions de tonnes de poisson, privant ainsi l’économie mondiale de 10 à 23 milliards de dollars. Cette pratique est le troisième crime le plus lucratif en matière de ressources naturelles après le bois et l’exploitation minière.
Et l’Afrique est l’un des continents les plus touchés par cette exploitation des ressources, perdant environ 11,2 milliards de dollars de revenus annuels. Un montant qui équivaut au PIB annuel combiné de la Guinée-Bissau, de la Sierra Leone et du Liberia.
L’Afrique de l’Ouest a enregistré plus de 40 % de cas de pêche illicite, non déclarée et non réglementée (INN) par des navires industriels entre 2012 et 2022.
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Les eaux territoriales de six pays de la région sont, à elles seules, l’origine d’environ 20 % des poissons pêchés illicitement dans le monde, à savoir la Mauritanie, le Sénégal, la Gambie, la Guinée-Bissau, la Guinée et la Sierre Leone, alerte un rapport publié le 17 janvier dernier par Investigative Journalism Reportika (Ij–Reportika), un réseau international de journalisme d’investigation.
La pêche illicite pénalise non seulement les économies, mais aussi la pêche artisanale et les millions de familles qui en vivent. Dans les six pays ouest-africains dont les ressources halieutiques sont les plus pillées à l’échelle mondiale, le manque à gagner est estimé à environ 2,3 milliards de dollars par an et à quelque 300.000 emplois.
Cette pratique porte donc un sérieux coup aux industries locales, plonge les communautés dans la pauvreté, accroît la malnutrition et entrave la conservation des écosystèmes marins.
La Chine à la conquête des eaux mondiales
L’ONU a tiré la sonnette d’alarme sur ce qu’elle appelle une “urgence océanique”, car plus de 90 % des stocks de poissons mondiaux ont été épuisés ou surexploités. La pêche INN est l’un des principaux coupables, représentant jusqu’à vingt pour cent des captures de la pêche.
«Le secteur de la pêche est stratégique pour l’Afrique de l’Ouest. Nous devons tout faire pour qu’il y ait une surveillance efficace du littoral ouest-africain. De cette façon, la pêche peut continuer à protéger notre sécurité alimentaire et notre stabilité socio-économique. Il mérite tellement plus d’attention de la part des autorités. Sa gestion durable et transparente doit être au cœur des politiques publiques des États ouest-africains», a appelé Dr. Aliou Ba, Greenpeace Africa’s Oceans Campaigner.
Le rapport, qui se base notamment sur des enquêtes menées sur le terrain et un suivi par satellite des principales flottes de pêche en eaux lointaines (Distant Water Fishing Fleet/DWF), note que la pêche illicite en Afrique de l’Ouest est en grande partie le fait de chalutiers chinois.
Si l’empire du Milieu n’est pas l’unique pays du monde à pratiquer la pêche illicite, c’est l’échelle et le mode opératoire de la flotte chinoise qui représente une cause majeure de destruction des écosystèmes marins.
En vingt ans, la flotte de pêche chinoise a considérablement augmenté. La flotte chinoise de pêche en eaux lointaines (FHM) est déployée dans tous les océans. Elle se compose notamment de gros chalutiers et de palangriers. Pékin ne revendique officiellement qu’une flotte de pêche en haute mer de 2.500 navires, mais des études sérieuses menées par des ONG avancent le chiffre de plus de 18.000 gros bateaux de pêche chinois qui sillonnent les océans et les mers à travers le monde.
«L’impact se fait de plus en plus sentir depuis l’océan Indien jusqu’au Pacifique sud, des côtes africaines à celles de l’Amérique du Sud, une manifestation en haute mer de la puissance économique chinoise», estime le New York Times.
Chalutage par le fond en Afrique de l’Ouest
La Chine a été classée numéro un dans une liste de 152 pays sur divers paramètres de classement de la pêche INN. Plus de 60% de ses navires sont impliqués dans la pêche INN dans le monde, selon le rapport de classement INN 2021. En Afrique comme en Amérique latine ou dans l’Océan indien, la plupart de ces navires chinois pratiquent le chalutage par le fond, une forme extrêmement destructrice de pêche qui rafle tout sur son passage et qui est en grande partie responsable de la disparition quasi-totale de poissons dans les eaux nationales chinoises.
Lorsqu’ils raclent les fonds marins d’un pays en toute illégalité, ces bateaux désactivent leur système d’identification automatique (AIS), un dispositif qui renseigne sur leur identité, leur statut, leur position et leur trajet pendant au moins 8 heures en moyenne. Certains navires opèrent même sous le pavillon du pays d’accueil quand ils entrent dans ses eaux territoriales pour éviter de se faire répertorier par les AIS.
Une enquête de Greenpeace a révélé que les navires de pêche chinois qui opèrent en Afrique de l’Ouest déclarent incorrectement et jusqu’à 60%, la taille de leur navire. Cette pratique permet aux compagnies de pêche d’augmenter considérablement leurs prises en pêchant dans des zones réservées aux petits navires.
Selon le rapport d’Ij–Reportika, environ 20 % des prises INN mondiales proviennent de seulement six pays d’Afrique de l’Ouest : la Mauritanie, le Sénégal, la Gambie, la Guinée-Bissau, la Guinée et la Sierra Leone. Le rapport précise par ailleurs que la pêche illicite pratiquée par la Chine ne se limite pas aux côtes ouest-africaines. Elle touche également de nombreux pays côtiers du continent, dont le Cameroun, la République du Congo, le Gabon, le Nigeria, l’Afrique du Sud, la Namibie, la Côte d’Ivoire et le Liberia.
La Mauritanie souffre d’incursions chinoises et de navires de pêche agressifs depuis 2018. En 2020, trois pêcheurs artisans mauritaniens sont morts lorsque leur bateau a été heurté par un gros chalutier chinois. Bien qu’il s’agisse d’une ZEE plus petite, il a été rapporté que les Chinois ont passé plus de 2 millions d’heures à pêcher.
Au Sénégal et au Libéria, les chalutiers industriels chinois se sont vu refuser l’autorisation en 2019, ce qui a naturellement réduit les activités chinoises dans la région. Cependant, les incursions des chalutiers et les conflits avec les pêcheurs locaux ont été révélés.
Au Cameroun, une zone maritime jusqu’à 3 miles nautiques de la côte est réservée aux pêcheurs artisanaux et locaux. Cependant, les pêcheurs locaux ont accusé les chalutiers chinois d’emporter toutes les prises, y compris les alevins et d’autres poissons comme «Awacha», Mossubu, Trong Kanda, Crabe ou Njenga, populaire au Cameroun.
La région du Sahara a connu une augmentation massive de l’activité de pêche au cours des trois dernières années. Les régions de pêche les plus importantes de l’ouest de l’Afrique (océan Atlantique central) s’épuisent en raison d’une activité de pêche disproportionnée. Ainsi, la Chine dévie son DWF vers le nord-ouest de l’Afrique. En 2022, la Chine a pêché plus d’un million d’heures dans la ZEE. L’Union européenne a également sa flotte de pêche au Sahara en concurrence pour le poisson avec ses homologues chinois.
En Afrique de l’Ouest, les reporters du réseau Ij–Reportika ont d’autre part constaté que les chalutiers chinois qui pratiquent la pêche illégale sont également impliqués dans d’autres activités illicites comme le trafic d’espèces animales africaines utilisées dans la médecine chinoise et dans la fabrication de fentanyl, un puissant un opioïde synthétique dont l’usage détourné comme drogue provoque souvent des overdoses et des décès.
Face à Pékin, des gouvernements impuissants
Le développement de la pêche étrangère dans les eaux africaines a simultanément provoqué une baisse de la disponibilité des poissons sur les marchés locaux. Ces problèmes sont aggravés par l’insuffisance des efforts de contrôle et de surveillance du secteur de la pêche par les gouvernements africains, ainsi que par la complicité entre les compagnies de pêche étrangères et les ministères africains responsables de réglementer la pêche.
A quelques rares exceptions près, les gouvernements africains sont impuissants dans la lutte contre ces activités illicites des navires chinois, soit parce qu’ils ne veulent pas compromettre les financements qu’ils reçoivent de Pékin, soit du fait des moyens de surveillance dérisoires dont ils disposent.
En novembre 2022, quatre pays africains – l’Angola, l’Érythrée, le Maroc et le Nigeria – ont signé l’Accord de la FAO sur les mesures du ressort de l’État du port (PSMA) pour s’aligner avec les pays du monde entier contre la pêche INN.
Le directeur de la Division des pêches et de l’aquaculture de l’organisation onusienne, Manuel Barange, a déclaré qu’il était nécessaire de travailler ensemble pour renforcer les contrôles portuaires et l’échange d’informations adéquat grâce à la mise en œuvre du PSMA.
Les 100 pays ainsi que les quatre pays africains pourront partager les informations avec les nations concernées et d’autres parties prenantes ainsi que la FAO sur les décisions prises concernant les navires de pêche battant pavillon étranger, ce qui comprend également les rapports d’inspection et les navires sans licence.
En théorie, les Africains devraient bénéficier de la demande accrue et de la concurrence pour les stocks halieutiques. Pourtant, il est maintenant largement reconnu que, non seulement, de nombreux pays africains n’ont pas su en bénéficier; mais paradoxalement, ceux qui vivent dans les pays qui sont fortement tributaires de l’exportation de produits de base, semblent souffrir, par la suite, des conséquences économiques, sociales et politiques négatives.
Face à l’épuisement des stocks de poissons, de nombreux pays plus riches ont renforcé leur police maritime, souvent en intensifiant les inspections portuaires, en imposant des amendes élevées en cas d’infraction et en utilisant des satellites pour repérer les activités illicites en mer. Ils ont également exigé que les bateaux industriels transportent des observateurs obligatoires et installent des dispositifs de surveillance à bord.
Mais les pays africains, à l’instar de nombreux pays au PIB plus modeste, ne possèdent pas forcément la volonté politique, les compétences techniques et la capacité financière nécessaires pour exercer leur autorité en mer.