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«Néo-mercenariat», ce phénomène qui gangrène le continent
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Pour tenter de prendre le dessus sur AbdelFattah Al-Burhane, le général Mohamed Hamdan Dagalo, dit “Hemdeti”, aurait renoué les liens avec une vieille connaissance russe : Evgueni Prigojine. Selon une source proche des services de renseignement français citée par Jeune Afrique, le chef des Forces de soutien rapide (FSR) et le patron de la société militaire privée Wagner sont en contact régulier depuis le déclenchement des hostilités à Khartoum, le 15 avril dernier.
Mais le général Hemdeti n’est pas le seul. Les deux rivaux s’appuiraient, en effet, sur une même puissance extérieure pour soutenir leurs causes. La Russie soutiendrait en fait les deux camps, celui de Buhrane et celui d’Hemdeti. Les mercenaires de Wagner, très proches du Kremlin, exploitent par exemple les mines d’or soudanaises aux côtés des milices FSR du général Hemdeti, qu’ils ont contribué à enrichir. Car en effet; Moscou a plusieurs raisons de se mêler du Soudan : faire de l’argent ; étendre son influence ; et établir une base navale pour la marine russe à Port-Soudan à l’est du pays, sur la mer Rouge, un projet soutenu par l’organisation de Prigojine.
Alors que le rôle exact joué par Wagner dans les combats au Soudan reste à déterminer, la violence aurait éclaté quelques heures seulement après qu’un ressortissant russe qui travaille comme chef de sécurité pour une société écran présumée de Wagner ait été arrêté et accusé de contrebande d’or, rapporte le média britannique Dailymail.
Ashok Swain, chef du département de recherche sur la paix et les conflits à l’Université d’Uppsala en Suède, a déclaré à Al Jazeera qu’il pensait que le groupe Wagner était «très probablement engagé dans la lutte actuelle pour maintenir sa présence dans le pays et protéger ses énormes intérêts commerciaux».
«Les États-Unis ont récemment fait pression sur le Conseil souverain au pouvoir au Soudan pour qu’il expulse ce groupe de mercenaires du pays», a déclaré Ashok. «Ainsi, le groupe Wagner a un intérêt considérable à savoir qui remportera la bataille en cours pour le pouvoir dans le pays.»
Wagner, sous le commandement du «cuisinier de Poutine»
Les experts occidentaux soulignent, eux, l’imbrication entre forces russes – services secrets, armée – et sociétés militaires privées (SMP). Sans que jamais Moscou ne se sente tenue de répondre de leurs actions. L’idée pour elles, estime Catrina Doxsee, du CSIS, est de «permettre à la Russie d’étendre son influence géopolitique et de rétablir ses accords obtenus avant la chute de l’Union soviétique».
Le sommet Afrique-Russie en 2019 a constitué à ce titre un tournant : depuis, les SMP n’ont fait que s’y renforcer. «Il y a une politique africaine de la Russie, notamment dans la zone d’influence traditionnelle française», confirmait en 2022 Djallil Lounnas, chercheur à l’université marocaine d’Al Akhawayn.
Le groupe paramilitaire russe Wagner est en particulier au centre de l’actualité après s’être installé notamment en Libye, au Mozambique, au Soudan mais aussi, plus récemment, en Centrafrique et au Mali.
En février 2022, le chef du commandement américain pour l’Afrique (Africom) a encore affirmé que le groupe Wagner est au Mali. Selon le général Stephen Townsend, Bamako verserait dix millions de dollars par mois «pour les services de Wagner». «Je crois qu’ils vont devoir payer en nature sous la forme de ressources naturelles telles que l’or et les pierres précieuses parce que je ne vois pas comment ils vont pouvoir payer dix millions de dollars par mois», a déclaré le chef d’Africom.
Fin novembre 2021, Nabila Massrali, porte-parole de Josep Borrell, le chef de la diplomatie de l’Union européenne, exprimait la préoccupation de l’UE au sujet de «la présence du groupe Wagner dans 23 pays africains et les liens très étroits de cette société avec la Russie».
Une affirmation difficile à confirmer. Mais si Wagner est au devant de la scène, d’autres SMP dans le monde existent. Il reste cependant difficile de connaître le nombre réel de ces entités, certaines exerçant dans l’ombre, d’autres ayant été dissoutes.
Jade Andrzejewski est co-rédactrice du dossier sur les SMP et membre de la direction de l’OERI, l’Observatoire des étudiants des relations internationales. Elle note qu’«il n’y a pas de cartographies des sociétés militaires privées, déjà parce qu’elles ont des activités très différentes, il y a un spectre large de l’engagement des sociétés militaires privées. Et également parce que c’est un secteur qui est en expansion à partir des années 1990 avec une multiplication des entités et qu’il n’y a pas de registres de référence de toutes ces sociétés bien qu’il y ait des think tanks et des ONG qui s’affairent à les identifier».
Une longue histoire de mercenariat
Bien que la présence de ces firmes dans la plupart des zones de conflit soit actuellement sous les feux des projecteurs, leur apparition n’est pas récente.
Mais les sociétés militaires privées (SMP – Private Military Companies (PMC) en anglais), ce n’est pas, ou plus seulement, le mercenariat. Selon le chercheur Željko Branović, le terme de privatisation tel que défini dans le secteur de la sécurité renvoie à l’idée d’«un acteur privé qui fournit de la sécurité ou agit d’une manière habituellement propre à l’État».
Les SMP, connus également sous les noms d’ESSD (Entreprises de services de sécurité et de défense), d’EMSP (Entreprises militaires et de sécurité privée) et définies comme «des entreprises commerciales axées sur les bénéfices qui fournissent des services militaires et de sécurité» sont parfaitement en mesure d’endosser ce rôle et donc susceptibles de remplir des fonctions régaliennes.
Nous sommes donc loin de l’image de ce soldat étranger qui débarque dans un pays en plein conflit et qui se charge des basses œuvres, moyennant rémunération.
Les contrats passés entre SMP et acteurs gouvernementaux n’ont été mis en lumière qu’après les attentats du 11 septembre 2001, mais ces groupes privés, parfois qualifiés d’entreprises de «néo-mercenariat», sont apparus après la Deuxième Guerre mondiale dans le monde anglo-saxon. Durant la Guerre froide (1947-1989), il s’agissait de sociétés écrans créées pour le compte de services de renseignement à l’exemple la compagnie Air America utilisée par la CIA dans le cadre de ses opérations clandestines, notamment au Laos.
Sous leur forme moderne, les SMP ont fait leur apparition en Afrique du Sud en 1989 puis se sont peu à peu développées, devenant des outils aux services des intérêts des États.
Amandine Dusoulier, chercheuse sur les SMP pour le Groupe de recherche et d’information sur la paix et la sécurité (Grip), ajoute sur la DW que «plusieurs pays occidentaux ont fait appel au secteur privé pour assurer, à leur place, certaines fonctions militaires dans les pays où leurs intérêts étaient jugés limités et le risque sécuritaire élevé».
L’Afrique des années 60 en pleine mutation, a abouti à la formation tumultueuse de jeunes États qui donnent au mercenariat un nouveau souffle. Du Zaïre au Biafra, de l’Angola au Mozambique, les mercenaires s’impliquent soit en faveur de régimes socialistes ou communistes, avec les conseillers cubains et soviétiques, soit en faveur des courants libéraux.
Sont alors apparus d’anciens militaires, issus des troupes d’élite. Il s’agit principalement de Français, souvent anciens des guerres d’Indochine et d’Algérie, de Belges ou encore d’Anglais, rompus aux techniques de la guérilla et de l’encadrement de supplétifs.
Les anglo-saxons dominent le marché car l’externalisation des fonctions militaires vers des entreprises privées s’est développée d’abord aux Etats-Unis et en Angleterre: Keenie Meenie Services (1975-1990s), Sandline International (début 1990s-2004), DynCorp, MPRI, Academi (anciennement Blackwater), G4S, CACI International…
Combattre l’«Axe du mal»
Selon Transparency International Allemagne, les premières SMP (dans leur forme moderne) ont été engagées en Afghanistan après les attentats du 11 septembre 2001. Pour l’ONG, les interventions récentes en Irak et en Afghanistan ont vu l’intervention de plus de 250.000 employés de sociétés militaires privées et de sociétés de sécurité privées.
Bien que le nombre exact de SMP dans le monde n’est pas connu, des entreprises célèbres ou sulfureuses sont souvent citées telles que Wagner, ou Blackwater.
Blackwater USA, ou Blackwater Worldwide quelques années après, est une société américaine fondée en 1997. Ses employés ont participé aux batailles de Falloujah en Irak en 2004; à celle de la place Nisour à Bagdad en 2006 et auraient également eu un rôle dans la traque de Ben Laden. Cependant, la fusillade de la place Nisour a soulevé les questions de responsabilité, de droit et de contrôle des contractors. Les procès ont abouti à des condamnations de prisons pour quelques employés de la société. La société a changé deux fois son nom depuis : Xe en 2009 et Academi depuis 2011.
Executive Outcomes, société sud-africaine née en 1989, recrute surtout des forces spéciales locales. Dans les années 1990s, elle est au service des gouvernements angolais et de Sierra leone notamment face au Front Révolutionnaire Uni (offensive sur les régions diamantifères). Executive Outcomes est une des premières sociétés militaires à avoir un rôle combatif en tant que tel. Cependant elle s’est auto-dissoute en 1998 lorsque la loi anti- mercenariat a été votée en Afrique du Sud. Celle-ci autorise les interventions militaires à l’étranger à la condition que l’autorisation ait été accordée préalablement par le gouvernement.
G4S est une société britannique créée en 2004. En 2017, son chiffre d’affaires s’élevait à 7,8MM €. Une de ses particularités est d’avoir de nombreuses filiales à l’international, par exemple en France dont les contrats couvrent plus de 90 pays, ce qui lui permet de couvrir des zones très larges.
Le Groupe Wagner créé en 2013 (groupe équivalent des SMP interdites en Russie) est surtout actif dans le Donbass. Il a également été impliqué dans les combats en Syrie, par exemple à la bataille de Khoucham en 2018.
L’OERI évoque une SMP comme CACI, alors que le Grip revient aussi sur les entreprises françaises (Secopex), britanniques (Aegis Defence Services Ltd), américaines (Erickson Inc., Berry Aviation Inc., etc) et ukrainiennes (Omega Consulting Group).
L’ONG cite aussi la SMP allemande Xeless Group qui aurait moins de 5.000 employés. Une autre société de sécurité privée allemande s’appelle Asgaard.