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Libye : comment la surveillance européenne est-elle utilisée pour intercepter les migrants ?

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Le navire de patrouille libyen Ras Jadir, à gauche, intercepte une embarcation transportant des migrants en mer Méditerranée, le 30 juillet 2021. © David Lohmüller / Sea-Watch

Un drone, plusieurs avions et des centaines d’heures de vol. Depuis 2018, l’agence des frontières de l’Union européenne (UE), Frontex, assure une surveillance intense dans le ciel de la Méditerranée centrale. Mais les images que l’agence de gardes-frontières réalise ne servent pas qu’aux États membres : les autorités libyennes, qui ne sont pas censées y avoir un accès direct, s’en servent aussi. C’est ce que prouve la publication d’une dizaine d’images de surveillance sur des pages Facebook de gardes-côtes libyens, entre 2018 et 2022. Mais l’agence a toujours soutenu ne pas collaborer avec les garde-côtes libyens.

Libye : comment la surveillance européenne est-elle utilisée pour intercepter les migrants ?

Traduction d’une publication mise en ligne le 24 août 2021 sur la page facebook « Coast Guard and Port Security». © COAST GUARD AND PORT SECURITY

Le Monde a recoupé ces images avec des données disponibles en source ouverte et des informations récoltées par des ONG actives en mer Méditerranée, qu’elles ont accepté de nous fournir, et librement accessibles. Ce travail permet au média français d’affirmer que sept de ces images ont bien été produites par des aéronefs de Frontex.

C’est le cas, par exemple, de trois images datées du 8 mai 2019. On y voit un patrouilleur libyen en train de transférer à son bord près de soixante-dix personnes qui tentaient de rejoindre l’Europe. Mais ces images montrent aussi l’invisible : si les garde-côtes libyens ont pu rattraper cette embarcation de migrants et demandeurs d’asile, c’est grâce à une aide extérieure, celle de Frontex. Car les Libyens, qui ne disposent que de quelques patrouilleurs et d’aucun avion de surveillance, peuvent difficilement trouver de si petites embarcations par eux-mêmes. Dépourvu de commandement unifié, le pays ne compte qu’une mosaïque de patrouilles locales opérant depuis les ports le long des quelque 1.800 km de côtes.

Frontex assure ne pas collaborer avec la garde côtière libyenne, et précise : «Chaque fois qu’un avion de Frontex découvre une embarcation en détresse, une alerte – et une image, le cas échéant – est immédiatement envoyée au centre de coordination des sauvetages régional.» Mais le centre de coordination des sauvetages libyen soulève une question : très difficilement joignable, il n’est, selon des ONG spécialisées dans le sauvetage en mer, qu’une façade derrière laquelle se trouvent les garde-côtes libyens.

La surveillance aérienne constitue en effet un élément central de la stratégie de l’UE visant à empêcher les migrants et les demandeurs d’asile d’atteindre l’Europe par bateau, tout en se soustrayant spatialement, physiquement et juridiquement à ses responsabilités. Les autorités européennes ont établi un vaste réseau de surveillance aérienne au-dessus de la Méditerranée centrale alors qu’elles ont progressivement retiré de la zone des navires de Frontex et d’autres navires de l’UE, transféré la responsabilité aux forces libyennes, et entravé le travail vital des organisations de sauvetage non gouvernementales.

Violations des droits humains ?

Théoriquement, tous les candidats à l’émigration interceptés en mer doivent être emmenés dans des centres de détention officiels. «Mais les chiffres ne collent pas», explique Federico Soda, chef de mission de l’agence onusienne, Organisation internationale pour les migrations (OIM), en Libye. Un rapport d’Amnesty International fait le même constat : «Dès l’instant où les migrants montent dans le car, c’est le trou noir.»

La plupart des véhicules servant au transport — certains fournis par l’Union, d’autres affrétés par une entreprise baptisée Essahim — sont équipés de GPS, mais personne ne prend la peine de consulter les données enregistrées pour vérifier qu’ils se dirigent bien vers les établissements prévus. Alors que plus de 15.000 migrants ont été capturés en mer par les gardes-côtes libyens entre janvier et juillet 2021, seules 6.100 entrées ont été recensées dans les centres de détention officiels.

L’absence d’autorité politique centrale en Libye a instauré un climat de non-droit et limite largement l’application de normes conformes aux droits humains. Pour Federico Soda, la différence correspond sans aucun doute à tous ceux qui échouent dans ces prisons secrètes improvisées, gérées par des passeurs et des miliciens, et interdites d’accès aux travailleurs humanitaires.

En août dernier, Human Rights Watch (HRW) a accusé l’agence européenne de surveillance des frontières de «soutenir les efforts des forces libyennes pour intercepter les bateaux» de migrants, malgré des «preuves accablantes de torture et d’exploitation en Libye».

Selon la même source, «Frontex affirme que la surveillance est destinée à aider au sauvetage, mais les informations facilitent les interceptions et les retours en Libye». Ce passage de «la surveillance maritime à la surveillance aérienne contribue au cycle des abus extrêmes en Libye», insiste HRW, en accusant Frontex de manquer de «transparence».

Ces accusations viennent s’ajouter à un autre rapport de l’Office européen de la lutte contre la fraude (Olaf), récemment consulté par Der Spiegel, le journal Le Monde et le site d’investigation Lighthouse Reports.

Principal point de départ pour les migrants en partance vers l’Europe, la Libye, cataloguée comme État failli, est devenue un partenaire-clé de l’Union dans sa lutte contre les flux migratoires. En 2017, un protocole d’accord signé entre l’Italie et les autorités libyennes (avalisé par la suite par l’Union) réaffirmait «la détermination inébranlable [des deux pays] à coopérer pour trouver d’urgence des solutions au problème des migrants clandestins qui traversent la Libye en vue de rejoindre l’Europe par la mer».

Et l’engagement de l’Europe dans ses programmes anti-migrants sur le sol libyen ne faiblit pas. Après le renouvellement de son protocole d’accord avec la Libye début 2020, l’Italie a déjà versé à ses gardes-côtes quelque 3,5 millions d’euros supplémentaires depuis mars 2021, notamment à travers la livraison, en octobre, de plusieurs hors-bord. De son côté, la Commission européenne s’est engagée au mois de mai à construire en Libye un nouveau centre perfectionné de «coordination des sauvetages en mer».

En six ans, la contribution du Fonds fiduciaire aux efforts libyens de répression à l’encontre des migrants s’est élevée à près de 450 millions d’euros.

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