Banques : Bruxelles prépare-t-elle une petite bombe ?
Lebrief : Quelles sont les grandes lignes de la proposition de directive bancaire déposée au Parlement européen ?
Alain GAUVIN : D’une façon générale, la proposition de directive dite « CRDVI » (Capital Requirements Directive VI), a pour objet d’harmoniser, plus qu’elles ne le sont aujourd’hui, les lois bancaires nationales. On peut penser que le régime juridique applicable au métier de banquier en Europe est, sinon unique, tout du moins harmonisé au point de créer un marché commun des services bancaires en Europe. Il n’en est rien pour au moins deux raisons : d’abord, parce que les textes communautaires laissent une trop grande liberté aux États membres ; ensuite, parce que chaque autorité bancaire de chaque État membre s’autorise une lecture des textes et une appréhension de la notion même de service bancaire différente – c’est un euphémisme – de celles de son homologue d’un autre État membre. Parfois, on aboutit même à des situations grotesques qui ne contribuent pas à promouvoir l’Europe, tant aux yeux de ses partenaires, pays tiers, qu’aux yeux de ses citoyens, on l’a vu avec le Brexit.
Il faut choisir. De deux choses l’une : soit on laisse à chaque État membre la liberté de régir son système bancaire comme il l’entend, ce qui ne semble pas raisonnable compte-tenu de la mondialisation qui caractérise le secteur bancaire pour le meilleur et pour le pire ; soit l’Europe gouverne, sans partage, les différents systèmes bancaires nationaux au point d’en faire un seul. Il faut choisir.
La proposition de directive CRDVI énonce, dans son exposé des motifs, quatre objectifs :
– premièrement, faire du risque le pilier du dispositif de fonds propres ; cet objectif est ambitieux car ce renforcement ne doit pas entraîner une augmentation substantielle des exigences de fonds propres, sauf à affecter encore un peu plus la capacité des banques à financer l’économie ;
– deuxièmement, faire en sorte que l’industrie bancaire prenne davantage en considération les risques environnementaux, sociaux et de gouvernance ; de nombreuses banques européennes ont devancé les exigences du législateur européen ;
– troisièmement, harmoniser davantage les pouvoirs et outils de surveillance ; l’idée ici est d’harmoniser la surveillance prudentielle, les procédures et les sanctions disciplinaires car, en pratique, on constate de tels écarts entre les jurisprudences des autorités qu’on a le sentiment qu’elles ne sont pas européennes ;
– enfin, faciliter l’accès aux données prudentielles des banques, non seulement pour améliorer la confiance des investisseurs dans la capacité de résilience des banques européennes, mais aussi pour offrir aux autorités bancaires nationales des informations suffisantes sur les groupes étrangers qui opèrent en Europe. Aujourd’hui, ce défaut d’information ne permet pas, par exemple, aux autorités bancaires nationales de prévenir la défaillance d’un groupe bancaire étranger qui peut engendrer des effets systémiques et fragiliser le système bancaire européen.
En quoi cette future législation menacerait-elle l’activité des banques africaines en Europe ?
On ne sait pas si la proposition de directive empêcherait, ou pas, les banques africaines d’entretenir des relations avec la diaspora en Europe. Que la directive CRDVI exige d’une banque d’un pays tiers, qui souhaite exercer une activité bancaire en Europe, d’y créer une filiale ou une succursale bancaire est admissible et même impératif, précisément pour remplir l’un des objectifs de la CRDVI de sécurisation du marché bancaire européen. Aujourd’hui, de nombreux États de l’Union permettent à des banques étrangères d’exercer leur activité bancaire sans présence physique, sous le régime dit de la libre prestation de service. Tel est le cas de l’Italie, de l’Espagne du Luxembourg, etc. Ça n’est plus possible car dangereux.
En revanche, exiger d’une banque étrangère qu’elle crée une banque en Europe pour uniquement y commercialiser un service bancaire qui serait conclu et exécuté à l’étranger, autrement dit ne faire que de l’intermédiation n’a pas de sens. D’abord, parce que juridiquement la commercialisation ou la promotion d’un service bancaire, ça n’est pas faire de la banque ; ensuite, parce que le coût de création et d’exercice d’un établissement bancaire ne peut absolument pas être absorbé par une activité d’intermédiation.
Or, la directive CRDVI dispose que, lorsque le client démarche lui-même la banque pour obtenir d’elle un service bancaire, alors la banque étrangère n’aura pas à créer une banque en Europe. Sur le fondement d’une lecture a contrario de ce texte, certaines autorités nationales n’hésiteront pas à considérer que, si une banque étrangère démarche le client, même pour un service bancaire exécuté dans le pays de la banque étrangère, alors elle devra créer une banque en Europe. Certaines autorités nationales appliquent déjà une telle doctrine. On peut même se demander si la loi française, dont l’Europe devrait s’inspirer, qui permet, évidemment sous condition, aux banques étrangères de pays tiers de commercialiser, en France, leurs services bancaires, pour autant qu’ils soient exécutés à l’étranger, ne risque pas d’être détricotée par la CRDVI.
Concrètement, quels seraient les services interdits aux banques de pays tiers sur le marché européen ?
C’est toute la question. D’ailleurs, la Banque Centrale Européenne ne s’y est pas trompée : dans son avis d’avril 2022, elle invite le législateur européen à clarifier les services qui seraient soumis à agrément.
Plusieurs groupes bancaires étrangers possèdent le passeport européen. Seraient-ils impactés par la future directive CRDVI ?
Ce qu’on appelle le passeport européen permet à une banque d’un État membre d’exercer son activité bancaire sur le territoire des autres États membres. Certains groupes bancaires étrangers ont créé des banques en Europe et ce sont ces dernières qui peuvent bénéficier du passeport européen. Pour autant, le bénéfice du passeport européen ne permet que de fournir des services bancaires européens et certainement pas des services bancaires étrangers. Autrement dit, concrètement, si l’on prenait l’exemple d’une banque sénégalaise qui aurait l’ambition de créer une filiale bancaire en France, laquelle obtiendrait le passeport européen, pour y conclure des contrats bancaires sénégalais se mettrait le doigt dans l’œil et devrait revoir sa copie.
Quelle serait selon vous, la solution face à ce qui ressemble à une barrière à l’entrée ?
Comme la Banque Centrale Européenne l’y invite, le législateur européen doit préciser les services soumis à l’exigence d’une présence physique en Europe (succursale ou filiale) ; et il doit expressément exclure la commercialisation (démarchage, publicité, intermédiation, promotion, etc.) des services bancaires (par opposition à la conclusion et l’exécution des services) pour éviter tout aléa et divergence d’interprétation de la part des autorités nationales. Cela revient-il à dire que l’activité de commercialisation, c’est-à-dire la phase qui précède la conclusion du contrat bancaire, doit être totalement libre de toute condition ? Certainement pas. Il conviendrait simplement de concevoir et d’adopter un texte européen qui crée et régisse un statut d’intermédiaire en opérations de banque. Ce statut ne serait pas soumis aux contraintes applicables aux banques car elles ne se justifient pas. Il s’agirait d’un statut comme il en existe dans de nombreux États de l’Union. La loi française pourrait être une source d’inspiration moyennant quelques amendements ; l’amendement principal porterait sur le statut de l’établissement qui commercialiserait en France les services de la banque étrangère.
Propos recueillis par Abashi SHAMAMBA