Lundi 3 mars 1986. Une équipe de la Radiodiffusion Télévision Marocaine (RTM) est envoyée d’urgence à Tanger pour réaliser un reportage à l’occasion de la fête du Trône. Les journalistes et techniciens se rendent sur le lieu de forage d’un puits dans le cadre du projet de liaison fixe Maroc-Espagne. Le reportage doit être prêt à diffuser le soir-même. Feu Hassan II recevra le lendemain le souverain espagnol à Marrakech à l’occasion de la fête du Trône.
Ce projet voulu par les deux rois avait suscité l’engouement des pays des deux rives de la Méditerranée. 43 ans après son lancement, le projet de liaison fixe entre les deux rives du détroit de Gibraltar semble toujours en suspens.
Initié en 1979 par feu Hassan II et Juan Carlos 1er, ce projet n’a eu cesse de trébucher avec des incertitudes sur sa faisabilité. En juin 1979, les deux monarques avaient exprimé leur volonté mutuelle de créer une liaison fixe favorisant les liens entre l’Afrique et l’Europe. Cette volonté s’était concrétisée un an plus tard par la signature d’un accord de coopération bilatérale le 24 octobre 1980, suivi d’un accord additionnel le 29 juillet 1989, signés par les gouvernements marocains et espagnols. Ces accords ont établi un Comité mixte intergouvernemental et deux sociétés d’études : la Société nationale d’études du détroit de Gibraltar (SNED) au Maroc et la Société espagnole d’études de liaison fixe par le détroit de Gibraltar (SECEG) en Espagne.
Hypothèses
Le tracé le plus envisageable relierait Punta Paloma (Tarifa) à Malabata (Tanger). Les Espagnols ont tout d’abord pensé à un pont suspendu, avant de se focaliser sur un tunnel avec quatre voies pour les véhicules, pour enfin retenir l’option d’un tunnel ferroviaire. Plusieurs entreprises spécialisées ont participé aux travaux préliminaires dans les années 2000 comme Lombardi ou encore Geodata avec creusement du côté du Maroc. Les nouveaux plans envisagent une traversée ferroviaire des 28 kilomètres du détroit en seulement 30 minutes, selon Ángeles Alastrué, président exécutif de la SECEG. Les informations fournies par Alastrué suggèrent la possibilité de deux tunnels ferroviaires atteignant une profondeur maximale de 300 mètres. Le tracé le plus court entre les deux rives de la Méditerranée est de 14 kilomètres mais il s’avère que c’est aussi celui qui est le plus profond avec 900 mètres. Parvenir à cette conclusion a nécessité près de quatre décennies de travail, comprenant des études et des explorations du territoire maritime.
La dernière réunion du Comité mixte marocain-espagnol pour le projet de liaison fixe à travers le détroit de Gibraltar a tenu sa 43ᵉ session le 27 juin dernier. Présidée par Nizar Baraka, ministre de l’Équipement et de l’Eau et Raquel Sánchez Jiménez, ministre espagnole des Transports, de la Mobilité et de l’Agenda urbain, cette rencontre a permis de faire le point sur l’état d’avancement de ce projet. Notons que cette session, organisée par la partie espagnole, a marqué une longue période depuis la 42ᵉ session qui s’est tenue en 2009 à Tanger. Les sessions du comité ont lieu alternativement dans chaque pays en vertu des accords bilatéraux, démontrant ainsi la volonté commune de relancer le projet de liaison fixe. L’objectif principal de cette session était de définir les principes et les grandes lignes du plan de travail commun SNED/SECEG pour la période 2023-2025.
Pour la partie marocaine, la solution la plus simple et la plus économique du point de vue de l’ingénierie civile pour ce projet transcontinental est le tunnel. Ce dernier aurait une longueur totale de 37,7 kilomètres, dont 27,2 kilomètres seront situés sous le fond marin. La première étape consistera en la création d’une galerie de reconnaissance avant le début des travaux d’excavation pour la construction du tunnel principal. Ce dernier comprendra deux sections distinctes, l’une pour le transport de passagers et de marchandises par le biais d’un TGV, et l’autre pour le transport automobile. Le coût estimé est de 60 milliards de DH. Le gain de temps serait inestimable par rapport à une traversée par voie maritime. Les Marocains résidant à l’étranger (MRE) en seraient enchantés.
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Difficultés techniques et financières
D’un point de vue technique, franchir le détroit de Gibraltar représente un défi colossal. Les conditions géologiques, avec des fonds marins instables et des courants violents, sont particulièrement exigeantes. La construction d’un pont, bien que des réalisations impressionnantes aient été accomplies ailleurs dans le monde, ou d’un tunnel sous-marin à une profondeur de 350 mètres sous la mer, pose des problèmes techniques majeurs. De plus, la région est sujette à des vents forts, ce qui pourrait rendre un pont vulnérable aux intempéries, sans oublier les risques de collision pour les navires. Le détroit de Gibraltar, situé à la convergence des plaques tectoniques européenne et africaine, présente une géologie complexe avec des zones instables composées d’argile ainsi que des courants marins puissants.
Il faut savoir que la qualité des sols est médiocre, très différente de la roche calcaire qui se trouve sous la Manche. Les conditions techniques sont particulièrement défavorables, surpassant celles de la plupart des tunnels dans le monde. Les obstacles ne sont pas insurmontables, mais se pose la question de la viabilité économique du projet. Un tunnel sous-marin semble être l’option privilégiée, d’autant plus que d’autres projets similaires, comme le tunnel de Seikan au Japon, ont montré que les obstacles techniques pouvaient être surmontés. Cependant, des questions persistent concernant la ventilation, le drainage et les défis géologiques, notamment sismiques, qui sont particulièrement préoccupants dans cette région.
Outre les considérations techniques, les aspects économiques et financiers du projet sont tout aussi complexes. Les premières estimations de coût oscillent entre 5 et 10 milliards d’euros, mais elles varient considérablement en fonction des sources. Pour que l’investissement soit rentable, il faudrait un trafic substantiel, ce qui est incertain compte tenu des conditions économiques actuelles. Le projet nécessitera un financement considérable, et il reste à déterminer quelles entités seront responsables de cette entreprise. Les banquiers européens et arabes ont émis des doutes quant à la viabilité financière du projet, suggérant que des fonds spéciaux alimentés par le Maroc, l’Espagne et des organisations internationales pourraient être nécessaires pour financer les études de faisabilité.
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Un projet universel
Le Conseil économique et social des Nations unies (ECOSOC) a, à maintes reprises, demandé aux deux royaumes de relancer le projet de liaison fixe. Présentant ce projet, l’ECOSOC évoque trois phases de réalisation : d’abord, le creusement du tunnel de service sous-marin en tant que galerie de reconnaissance, puis la construction et la mise en service de la première galerie ferroviaire. Enfin, la construction de la seconde galerie ferroviaire sera planifiée en fonction de l’évolution du trafic dans le premier tunnel. Il y a dix ans, l’ECOSOC avait même parlé d’une possible mise en service en 2025. Il faut dire que l’ONU considère que ce projet pourrait valoriser les potentiels de développement en Europe et en Afrique, le transformant en une plateforme logistique de premier plan à l’échelle mondiale. Selon l’ONU, il deviendra un lien solide, continu et durable entre les systèmes de transport transcontinentaux, devenant ainsi une porte d’entrée méditerranéenne stratégique.
Ce tunnel ambitieux continue de susciter l’attention du monde entier. La Grande-Bretagne souhaite que le tunnel sous-marin profite à Gibraltar et au renforcement des échanges commerciaux avec le Maroc. De son côté, l’Espagne revendique le contrôle de la partie européenne du tunnel, créant ainsi une tension diplomatique autour de ce projet d’envergure. Les États-Unis s’en sont mêlés et mettent la pression sur les différentes parties pour concrétiser ce projet planétaire.
Les obstacles politiques qui se dressent également sur la voie du projet relèvent des relations cycliquement instables entre Rabat et Madrid. Aussi, certains partis conservateurs européens redoutent une nouvelle demande d’adhésion du Maroc à l’Union européenne (UE) avec le solide argument de la liaison fixe qui intégrerait physiquement le Maroc dans l’Europe. Réaliser cet ancrage à l’Europe supposerait aussi une remise sur la table du contentieux des présides occupés de Sebta et Melilia, et ça l’Espagne ne veut pas en entendre parler. De plus, des craintes subsistent au sein de l’UE quant à la possibilité d’une augmentation des flux migratoires, bien que les promoteurs du projet estiment que ces inquiétudes sont infondées. Tous ces éléments rendent peu probable le lancement du projet à court ou moyen terme.
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Au-delà des considérations techniques et financières, le projet revêt une importance géopolitique majeure pour le Maroc et l’Espagne. Les responsables politiques des deux pays voient en lui un moyen de renforcer la coopération et la fraternité entre l’Europe et l’Afrique. Il pourrait également favoriser un dialogue égalitaire entre les continents européen, riche en technologie, et africain, riche en ressources naturelles. En attendant, le détroit reste traversé par des ferries. Ce sont ces bateaux qui transporteront des milliers de supporters en 2030 si le Maroc décroche, avec l’Espagne et le Portugal, l’organisation de la Coupe du monde. Un événement qui boostera le projet de liaison fixe Afrique-Europe dont les travaux pourraient être lancés à l’occasion de cet événement planétaire et durer 10 à 15 ans. «We are the dreamers», comme le dirait un certain RedOne…