A l’origine de la commémoration de Mawlid Annabawi au Maroc
Selon les récits historiques, c’est à l’époque des Fatimides, une dynastie chiite qui régnait en Égypte, que les premières célébrations ont été instituées. Cependant, la popularisation du Mawlid Annabawi dans le monde sunnite, et en particulier dans les régions du Maghreb, est attribuée à Al-Malik al-Muzaffar, Souverain de la dynastie ayyoubide, qui a officialisé la fête au XIIIe siècle. «Il y a une tradition qui vient plutôt d’Orient, plutôt de la région d’Egypte, qui va confirmer à un moment donné, notamment aux alentours du XIIIe siècle, cette pratique de la célébration systématique du Mawlid Annabawi Sharif», nous explique Farid El Asri, docteur en anthropologie, diplômé en islamologie, judaïsme, agrégé en langue arabe, titulaire de la Chaire «Cultures, Sociétés et Faits Religieux» et actuellement Doyen du Collège des Sciences Sociales, de l’Université internationale de Rabat (UIR).
Certaines sources parlent d’une commémoration qui remonterait au VIIe siècle à Sebta. À l’époque, les Musulmans de cette ville, influencés par les festivités chrétiennes en Andalousie, furent encouragés par un érudit marocain à abandonner ces pratiques et à adopter la commémoration Mawlid Annabawi. La commémoration sera confirmée, selon d’autres sources historiques, dans l’Histoire de la Dynastie almoravide, au XIe siècle. Ses Souverains, fervents défenseurs de l’Islam sunnite, ont intégré la commémoration de la naissance du Prophète dans les pratiques religieuses de leur époque. Toutefois, c’est sous les Almohades, au XIIe siècle, que cette célébration a pris un caractère plus officiel et structuré. En effet, les Almohades ont voulu consolider l’unité spirituelle du royaume en inscrivant le Mawlid comme une commémoration religieuse annuelle.
Selon des chercheurs comme Mohamed Arkoun, cette pratique s’est étendue progressivement à travers le royaume. Ce cadre historique montre combien cette fête, bien que religieuse, a joué un rôle dans l’affermissement des dynasties et l’unification des territoires marocains sous la bannière de l’Islam.
Traditions et rituels du Mawlid Annabawi
Aujourd’hui, Mawlid Annabawi est marqué par une multitude de traditions et rituels à travers le Maroc. Les chants et poèmes religieux, appelés madh, en l’honneur du Prophète, sont au cœur des commémorations. Il s’agit notamment du célèbre Al-Burda du poète Al-Busiri, qui est souvent récité lors de cette occasion. Ces chants sont souvent accompagnés de processions où les habitants, portant des vêtements traditionnels, défilent dans les rues ornées de lumières et de décorations festives. Les mosquées, quant à elles, sont souvent éclairées et accueillent des séances de récitation du Coran. «Il y a de grands biographes qui ont produit des ouvrages monumentaux autour du vécu prophétique. Et donc il y a une vraie tradition marocaine, dans la sauvegarde évidemment du patrimoine coranique. Le nombre de Marocains qui sont connus aujourd’hui à l’échelle même internationale, comme des mémorants du Coran, comme des psalmodieurs, et en même temps aussi sur la production de ce qu’on appelle la sirène Annabawia… Donc il y a un patrimoine très très important sur lequel on est assis», explique Farid El Asri à LeBrief.
Un autre aspect de la célébration est la générosité. Il est courant d’organiser des distributions de nourriture aux plus démunis, symbolisant ainsi les valeurs de partage et de solidarité que prônait le Prophète Mohammed. Les familles marocaines participent également à ces élans de générosité en préparant des repas spéciaux qu’elles partagent avec leurs proches et les nécessiteux.
Les traditions varient selon les régions. Dans certaines villes comme Marrakech ou Tétouan, des spectacles de musique traditionnelle sont organisés, tandis que dans les zones rurales, le Mawlid Annabawi est l’occasion de rencontres spirituelles dans les zawiyas, ces sanctuaires dédiés à la prière et à la transmission des enseignements religieux. Dans certaines régions, les processions religieuses sont accompagnées de distribution de mets sucrés qui sont préparées pour l’occasion. Dans les régions rurales, le Mawlid prend souvent la forme d’une communion sociale et religieuse. C’est un moment où les Marocains se reconnectent avec leur foi, et avec leurs communautés, dans un esprit de partage et de solidarité.
Toutefois, les pratiques associées au Mawlid Annabawi ne sont pas uniformes à travers le Maroc. Chaque région apporte sa propre touche culturelle à la célébration. Dans le nord du pays, par exemple, la poésie et les chants religieux sont omniprésents, tandis que dans le sud, la célébration revêt souvent un aspect plus spirituel, avec des moments de méditation et des prières en groupe. Ces différences reflètent la diversité culturelle du Maroc et montrent comment les traditions locales ont su s’adapter à la célébration nationale.
Il est également important de noter que certaines communautés soufies marocaines, notamment les Tijanes et les Qadiris, célèbrent le Mawlid avec des rituels spécifiques liés à leurs pratiques mystiques. Ces cérémonies, souvent plus intenses, incluent des chants spirituels appelés dikr et des danses extatiques visant à entrer en communion avec le divin.
Au-delà de son caractère religieux, le Mawlid Annabawi a un impact profond sur la vie sociale et culturelle du Maroc. Il constitue un moment privilégié pour le renforcement des liens communautaires. Les Marocains de toutes les couches sociales se rassemblent pour prier et échanger et partager des moments de convivialité. Ces célébrations deviennent des moments de rassemblement pour les familles, renforçant ainsi les structures sociales.
Le commerce local bénéficie également de cette période festive. Les artisans proposent des articles décoratifs, et les marchés s’animent avec la vente de produits typiques de la commémoration. Les musiciens et poètes trouvent également un espace pour exprimer leur talent, rendant hommage au prophète à travers des œuvres artistiques.
Débats contemporains autour du Mawlid
Cependant, le Mawlid Annabawi n’échappe pas aux débats contemporains. En effet, certains religieux et intellectuels critiquent cette commémoration, estimant qu’elle n’a pas de fondement solide dans les textes sacrés de l’Islam. Pour ces détracteurs, la célébration du Mawlid Annabawi est une innovation religieuse, ou bid’ah, qui dévie des pratiques originelles de l’Islam. Ils argumentent que le Prophète lui-même n’a jamais célébré son propre anniversaire, ni encouragé ses fidèles à le faire.
En revanche, d’autres soutiennent que Mawlid Annabawi est une tradition culturelle et religieuse profondément ancrée dans l’identité marocaine, et qu’elle doit être préservée. Selon eux, cette célébration offre l’opportunité de renforcer la piété et de rappeler les enseignements du Prophète à travers des moments de prière, de réflexion et de partage. «Donc on a instauré quelque part une forme de ritualisation, quand bien même il y a eu des discours : il ne faut pas commémorer, nous n’avons que deux fêtes en Islam… C’est des discours qui émergent parce qu’ils confondent la notion de fête avec la notion de la commémoration. Et les commémorations, nous en avons beaucoup dans la tradition musulmane. Le moment de Arafat est un moment de commémoration, le moment de Laylat Al Qadr (nuit du destin) est un moment de commémoration, donc nous avons beaucoup d’éléments qui s’égrènent comme ceci. Le point problématique, c’est qu’il était, dans le discours de certains, articulé à une personne, en l’occurrence le Prophète de l’Islam, mais également du fait de : est-ce qu’on commémore ou pas un anniversaire ? L’anniversaire d’une naissance, l’anniversaire d’une mort… Et donc c’était ça le point focal du débat», déclare El Asri. L’anthropologue nous explique aussi qu’il existe, à travers le monde musulman, de Jakarta à Tanger, une vaste pratique de commémoration du Mawlid Annabawi Sharif, qui varie considérablement selon les cultures. En Égypte, par exemple, cette célébration inclut la fabrication de poupées et de bonbons spécifiques. En Indonésie, des milliers de personnes défilent pour chanter les louanges du Prophète de l’Islam, tandis qu’à Salé, au Maroc, l’on assiste à la traditionnelle procession des cierges. Bien que le Mawlid repose sur un cadre de référence commun, chaque culture l’exprime de manière unique. Dans la tradition marocaine, notamment, l’héritage poétique de la Borda de Boussaïri joue un rôle central dans les festivités.
Ces différentes manifestations témoignent de la grande plasticité culturelle de cette commémoration. «Ce qui est très intéressant, c’est de voir comment le Maroc consacre évidemment des jours fériés pour ce moment de commémoration. Et dans la culture populaire, il y a une vraie particularité relationnelle avec le Prophète de l’Islam. Elle est quasi ombilicale. C’est un moment très particulier qui génère évidemment, d’une part de l’enthousiasme, mais aussi une forme de nostalgie, de retour sur ce chemin de l’expérience prophétique. Et donc ça c’est quelque chose qui, à mon sens, rentre dans l’ADN de la marocanité. C’est quelque chose qui est très profond, culturellement.»