3 ans après, les accords d’Abraham à l’épreuve de la guerre
«Nous, soussignés, reconnaissons l’importance du maintien et du renforcement de la paix au Moyen-Orient et dans le monde, fondée sur la compréhension mutuelle et la coexistence, ainsi que sur le respect de la dignité humaine et de la liberté, y compris la liberté religieuse».
Le 15 septembre 2020, avec une médiation américaine, les Émirats arabes unis et Bahreïn signaient avec Israël, ce qui au moment a été qualifié d’historique, les Accords de paix d’Abraham : déclaration de paix, de coopération et de relations diplomatiques et amicales constructives. Dans ce cadre, les deux pays arabes ont reconnu l’Etat d’Israël, permettant ainsi l’établissement de relations diplomatiques complètes. Le président américain, Donald Trump, parlait alors de «l’aube d’un nouveau Proche-Orient».
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Lors de la signature, le président avait déclaré que cinq pays pourraient bientôt suivre, dont l’Arabie saoudite, même si les analystes estimaient alors que le Soudan et Oman seraient des candidats plus probables à court terme. Le 4 septembre 2020, la Serbie et le Kosovo ont également convenu de normaliser leurs relations économiques dans le cadre de négociations négociées par les États-Unis, qui prévoyaient le transfert par Belgrade de son ambassade à Jérusalem et la reconnaissance mutuelle entre Israël et le Kosovo.
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Le 22 décembre 2020, le Maroc rejoindra le club. En échange de la reprise par le Maroc de ses relations avec Israël, les États-Unis ont reconnu la souveraineté marocaine sur le Sahara. Le Soudan lui emboitera le pas moins d’un mois après, bien que le processus complet n’avait pas encore été acté. En retour, grâce à un crédit-relais de près de 1,2 milliard de dollars obtenu de la part des USA (puis 1,5 milliard de la France) pour solder ses arriérés envers l’institution de Bretton Woods et le FMI, le Soudan a pu recevoir un allégement de sa dette au titre de l’initiative renforcée en faveur des pays pauvres très endettés (PPTE). Il s’est ensuite vu accorder un nouveau prêt de 2 milliards de dollars par la Banque Mondiale pour permettre au gouvernement provisoire en place de relever les défis économiques. Les États-Unis ont inspiré cet accord en acceptant d’abolir le statut du Soudan en tant qu’«État parrain du terrorisme».
Tous ces accords ont été construits sur les fondations de la paix entre Israël et l’Égypte en 1979 et avec la Jordanie en 1994. Tous ont été négociés par les États-Unis.
Changer le paysage de la région
Le nom des accords a été donné comme expression de fraternité et en référence au rôle d’Abraham en tant que patriarche spirituel. Une croyance enracinée en commun dans les trois religions abrahamiques : le judaïsme, le christianisme et l’islam. Mais, la normalisation… ne se substituait en aucun cas à la paix entre Israéliens et Palestiniens. Les Émirats arabes unis avait d’ailleurs conditionné la signature des Accords par la cessation des annexions des territoires palestiniens par le gouvernement israélien.
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Les accords promettaient de créer 4 millions de nouveaux emplois et 1.000 milliards de dollars de nouvelles activités économiques au cours de la décennie à venir et, à court terme, aider la région à se remettre de la pandémie mondiale. Pour le ministre émirati des affaires étrangères, Abdullah bin Zayed Al Nahyan, «les accords d’Abraham reposaient sur un principe simple : la diplomatie et la communication favoriseraient une plus grande stabilité, prospérité et espoir. Aujourd’hui [NDLR, deux ans après], nous pouvons affirmer avec une grande certitude que cette hypothèse était correcte».
2022 a été une belle année #2 pour les Accords d’Abraham. (…) Nous avons commencé à dialoguer avec des musulmans américains et des Pakistanais et avons amené trois délégations historiques en Israël. Il y a encore beaucoup de travail à faire. (…) Nous attendons avec impatience une année 2023 productive !— Dan Feferman Directeur exécutif de Sharaka, une initiative à but non lucratif qui se veut une organisation interpersonnelle
Le rapport 2022 de l’Abraham Accords Peace Institute affirme qu’«avant les Accords, le Proche-Orient avait le taux de commerce intra-régional le plus faible au monde, avec seulement 5% des exportations des pays du Proche-Orient et d’Afrique du Nord vers leurs voisins régionaux». Depuis la signature, le commerce et les investissements ont augmenté entre Israël et tous les pays signataires pour lesquels des données existent.
Même si l’expansion rapide des échanges commerciaux entre Israël et les Émirats arabes unis a attiré l’attention des médias, des progrès constants ont été réalisés avec Bahreïn, le Maroc, l’Égypte et la Jordanie, ainsi que dans de nombreux secteurs.
À la deuxième année de la reprise des relations, les Accords d’Abraham ont réussi à générer 3,37 milliards de dollars en commerce avec les pays signataires [contre 1,905 milliard de dollars en 2021 et 593 millions de dollars en 2019], 82% d’augmentation du commerce d’une année sur l’autre, l’établissement de 17 nouveaux vols facilitant l’arrivée de 470.700 touristes israéliens dans les quatre pays.
Et alors que les relations diplomatiques entre Israël et les pays signataires de l’Accord progressent principalement sur une base bilatérale, l’année 2022 a été témoin de plusieurs développements diplomatiques multilatéraux importants, tels que la conférence ministérielle et le forum historique du Néguev. La participation du ministre marocain des Affaires étrangères, Nasser Bourita, constituait la toute première visite officielle d’un ministre marocain en Israël.
Nous sommes ici aujourd’hui parce que nous croyons sincèrement à la paix, non pas à une paix dans laquelle nous nous ignorons les uns les autres, mais à une paix fondée sur la construction de valeurs et d’intérêts communs.— Nasser Bourita, ministre marocain des Affaires étrangères
L’expansion des accords reste viable malgré la perte d’élan suite aux accords initiaux de 2020. Les conditions requises persistent et incluent l’engagement des États-Unis et sa médiation, qui restent, selon la Fondation, essentiels.
Maroc-Israël : une relation enracinée dans l’histoire, l’avenir reste incertain
Contrairement à d’autres pays avec lesquels Israël a normalisé ses relations, les liens du Maroc avec Israël sont anciens.
Le commerce entre Israël et le Maroc a considérablement augmenté en 2022, même si le potentiel non exploité dans plusieurs secteurs tels que l’énergie, l’agriculture et l’industrie manufacturière reste important. Celui-ci a atteint 55,7 millions de dollars en 2022, soit une augmentation de 32% par rapport à 2021.
Cette année-là, le domaine prioritaire a été l’énergie. En février 2022, une importante société énergétique israélienne, NewMed Energy, a annoncé son intention de mener des activités d’exploration au Maroc. Et en décembre, NewMed et son partenaire Adarco Energy basé à Gibraltar ont annoncé avoir conclu un accord d’exploration pétrolière et gazière avec le gouvernement marocain.
En septembre, le Consortium national israélien de recherche sur l’énergie (INERC) et l’Université polytechnique Mohammed VI (UM6P) ont signé un accord de coopération énergétique qui comprend des recherches conjointes dans des domaines tels que les batteries rechargeables, le recyclage, l’énergie solaire, l’économie de l’hydrogène, ainsi que le stockage et le transport de l’énergie.
En novembre, la société israélienne d’hydrogène H2Pro et le développeur marocain d’énergies renouvelables Gaia Energy ont signé un accord stratégique pour la fourniture d’hydrogène vert.
Le même mois, l’Office national de l’électricité et de l’eau potable (ONEE) du Maroc et la compagnie nationale des eaux israélienne Mekorot ont signé un protocole d’accord qui établit un cadre pour le développement de la coopération entre les deux institutions dans les domaines de l’eau potable et de l’assainissement liquide. L’accord permettra aux deux sociétés de travailler ensemble pour promouvoir des activités de coopération conjointes dans les domaines du dessalement de l’eau de mer, de l’amélioration des performances, de l’assainissement de l’eau, de la gestion des systèmes numériques, de la R&D et de l’innovation.
Un autre domaine dans lequel il y a eu une coopération est l’agriculture. En janvier, SupPlant, une entreprise israélienne d’agriculture de précision et d’«agriculture intelligente», a annoncé son intention de s’étendre au Maroc. En octobre, l’Institut national marocain d’agronomie et le Centre israélien de recherche agricole Volcani ont convenu de renforcer leur coopération et d’échanger leurs expériences et leur savoir-faire en matière d’agriculture et de recherche agricole.
L’approfondissement des liens a, par ailleurs, été démontré dans de nombreux secteurs économiques, et un certain nombre d’autres accords importants méritent d’être soulignés. En février, Israel Aerospace Industries et le Maroc ont conclu un accord de défense antimissile de 500 millions de dollars. En mars, le Maroc et Israël ont signé un accord pour coopérer sur des projets aérospatiaux civils, favoriser l’innovation et stimuler la maintenance et la transformation des avions. Cela a été suivi par un accord en novembre entre l’Université internationale de Rabat et Israel Aerospace Industries (IAI) pour échanger des expériences et renforcer les liens de coopération dans la recherche scientifique et l’innovation.
La guerre change la donne
Pour beaucoup, cette normalisation des liens traduisait une rupture géopolitique et un nouveau paradigme dans la région. La question alors était de savoir si d’autres franchiraient le pas. C’est le cas notamment de l’Arabie saoudite qui, bien avant que la guerre n’éclate, était en négociations timides avec l’État hébreu. Et, pour nombreux analystes, c’est la raison même qui aurait poussé le Hamas à attaquer Israël le matin du 7 octobre 2023.
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Le 2 novembre 2023, au premier mois de la guerre dans la bande de Gaza, Bahreïn a annoncé la rupture des relations économiques avec Israël. Le pays avait déclaré, dans un communiqué, que l’ambassadeur israélien avait quitté Bahreïn, qu’il avait rappelé son ambassadeur en Israël et suspendu toutes les relations économiques avec Israël, invoquant une «position solide et historique qui soutient la cause palestinienne et les droits légitimes du peuple palestinien». Israël semblait toutefois ne pas avoir connaissance de la décision.
Néanmoins, les chiffres du commerce bilatéral entre Israël et les Émirats arabes unis et Bahreïn, au 31 octobre 2023, sont restés stables durant le mois. Le commerce avec le Maroc a, lui, diminué, restant néanmoins en hausse significative d’une année sur l’autre. En octobre 2023, celui-ci a atteint 5 millions de dollars, soit une baisse de 60,94% par rapport à octobre 2022. Pour les 10 premiers mois de 2023, le commerce bilatéral s’est élevé à 94,7 millions de dollars, soit une augmentation de 111,86% en comparaison aux 10 premiers mois de 2022.
Our latest newsletter shows that trade between Israel 🇮🇱 and the UAE 🇦🇪 and Bahrain 🇧🇭 remained stable in October, while trade with Morocco 🇲🇦went down (but remains significantly up year-over-year).
Check out the Abraham Accords Peace Institute's newsletter for all the latest… pic.twitter.com/6NwhRptdUj
— Abraham Accords Peace Institute (@Peace_Accords) December 15, 2023
L’Abraham Accords Peace Institute affirme que les accords servent de fondement à un processus de paix au Moyen-Orient en démontrant les avantages tangibles des liens interpersonnels, du commerce et de la coopération mutuelle. «Il existe une opportunité significative de démontrer les avantages pour le peuple palestinien et d’encourager son intégration dans les Accords. Et bien qu’il s’agisse d’une priorité pour tous les membres, cela devra être fait avec prudence pour éviter un retour à l’inertie que les accords d’Abraham ont surmontée», pouvait-on lire dans le rapport 2022 de l’Abraham Accords Peace Institute.
Le soutien palestinien reste inchangé
L’évaluation selon laquelle la normalisation entre Israël et les pays arabes est détachée du conflit israélo-palestinien est erronée.— Institut national d’études sécuritaires (INSS)
Jusqu’à il y a quelques mois, l’Institut national d’études sécuritaires (INSS), un think tank israélien alertait sur la fragilité des Accords eu égard aux multiples incursions de Tsahal en Cisjordanie occupée ou encore à Al-Qods. «La poursuite de l’escalade a déjà incité certains d’entre eux [NDLR, pays signataires des Accords], en partie par nécessité, à prêter davantage attention à la politique israélienne à l’égard des Palestiniens, en particulier pendant la période du Ramadan», précise la note d’analyse. Car l’évaluation selon laquelle la normalisation entre Israël et les pays arabes est détachée du conflit israélo-palestinien est erronée.
Les auteurs de cette note ont déploré la dégradation des relations entre le principal pays signataire des accords d’Abraham, les Émirats arabes unis, et l’actuel gouvernement de droite dirigé par Benjamin Netanyahu. Ils ont également fustigé le report du sommet de Néguev, qui aurait dû avoir lieu au Maroc en janvier 2023, notamment en raison de l’intrusion d’Itamar Ben Gvir sur l’esplanade des Mosquées, mais également le rapprochement entre l’Arabie saoudite et l’Iran.
«Le comportement du gouvernement israélien, qui a contribué au retour de l’arène palestinienne au centre des intérêts de la région, nuit à la capacité de former une coalition contre l’Iran, qui, au lieu d’être isolé, trouve des moyens d’améliorer ses relations avec les États arabes du Golfe – ce qui pourrait faire pression sur leur normalisation avec Israël», conclut le rapport alarmant de l’INSS.
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La note, publiée en mars dernier, affirmait que «les développements récents ne menacent pas encore l’existence même des Accords d’Abraham et n’ont pas effacé la possibilité que d’autres États les rejoignent». Et d’alerter : «si la tension dans l’arène israélo-palestinienne se poursuit, et en particulier s’il y a une escalade et/ou un changement de statu quo sur le Mont du Temple, il pourrait y avoir un gel de l’évolution des relations avec Riyad, voire un recul de la «lune de miel» publique entre Israël et les EAU, en d’autres termes, un arrêt du processus de normalisation».
Présenter les accords d’Abraham comme une « paix » renforçant la stabilité entre les signataires est délibérément trompeur.— Dana El Kurde, Chercheur senior non-résident au Centre Arabe Washington DC
Les accords d’Abraham, et d’autres formes de normalisations arabo-israélienne qui ont suivi depuis, ont été présentés comme un accord de paix entre les parties opposées d’un conflit. Cependant, aucun des signataires des accords était en conflit direct avec Israël.
Il est vrai qu’en raison de leur appartenance à la Ligue arabe, les pays signataires ont pris position sur le conflit israélo-palestinien. À titre d’exemple, tous étaient des signataires de l’Initiative de paix arabe de 2002, qui mettait l’accent sur la création d’un État palestinien comme objectif clé. Cependant, aucun de ces pays n’a jamais été en guerre avec Israël. De plus, contrairement aux pays voisins d’Israël, ils couraient un faible risque d’être impliqués compte tenu de leur éloignement géographique. Ainsi, présenter les accords d’Abraham comme une « paix » renforçant la stabilité entre les signataires est délibérément trompeur. En particulier parce qu’il y avait peu d’engagement entre eux au départ.
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En réalité, l’impact de la normalisation arabo-israélienne au niveau régional a été la normalisation de l’occupation israélienne du territoire palestinien et le retard d’une solution juste au conflit qui dure depuis plus de 75 ans. «Le premier ministre israélien, Benjamin Netanyahu, le dit clairement lorsqu’il affirme, par exemple, que les progrès sur la question palestinienne sont «une sorte de case à cocher» qui n’a aucun impact sur l’avancée de la normalisation arabo-israélienne», note Dana El Kurde, Chercheur senior non-résident au Centre Arabe Washington DC.
Une paix durable nécessite de s’attaquer aux causes profondes du conflit : le déplacement initial et l’oppression continue des Palestiniens, ainsi que les attaques et l’annexion par Israël des terres arabes dans les États voisins. «Les tentatives visant à éluder ces problèmes et à rechercher une «paix» seulement de nom entraîneront plutôt l’expansion du contrôle autoritaire, une répression accrue et une propagande orwellienne engendrant le ressentiment et les réactions négatives», conclut l’universitaire.