Casablanca : des pigeons indésirables
Aimés par les uns, détestés par les autres, les pigeons font partie intégrante du décor casablancais. Nuisiblesdéclarés par le Code de l’environnement dans les pays de la rive nord de la Méditerranée, certaines espèces de pigeons prolifèrent chez nous au grand dam des Casaouis. Selon les spécialistes, l’absence de régulation de la population de pigeons, dont la présence date de plus de 60 ans, a fait exploser le nombre de colonies.
Le mode de vie des pigeons est différent de celui des autres volatiles. Leurs colonies sont ouvertes et leur reproduction est importante puisqu’un couple de pigeons engendresix couvées de deux œufs chaque année.En ville, le pigeon peut vivre jusqu’à six ans. Ils’alimenteà travers les détritus alimentaires, des végétaux, bulbes et déchets dans les parcs et jardins, des sources d’abreuvement dans les parcs ou bassins publics. Quand on parle de pigeons urbains, il s’agit de deux espèces principales, à savoir: le pigeon biset et le pigeon ramier. S’ils ont quitté les côtes, zones rocheuses, campagnes et zones forestières, les pigeons ont élu résidence dans les villes pour deux raisonsmajeures : la nourriture donnée par les citadins etl’absence de prédateurs naturels en ville. À part quelques chats qui attaquent les pigeons faibles ou malades, comme sur la place du Jura au Maârif, les autres survivent sans grande difficulté.
Nuisance à grande échelle
À Casablanca, la surpopulation des pigeons a rendu le centre-ville invivable. Ces oiseauxprovoquent de nombreuses nuisances, surtout leurs fientes qui souillent les trottoirs, les façades et le mobilier urbain. Aussi, leur acidité dégrade les matériaux. Les plumes et fientes de pigeons peuvent également boucher les gouttières sans parler des nids de pigeons qui sont des lieux de prolifération de plusieurs insectes volants et rampants. «J’ai été obligé de fermer mon balcon avec une baie coulissante pour en finir avec les pigeons qui ont pourri ma vie pendant des années avec leur saleté. J’en avais marre de nettoyer mon balcon tous les jours», témoigne Aziz Safadi, propriétaire d’un appartement sur le boulevard de Paris.
Sur l’avenue Al Massira, la situation n’est pas meilleure. Karim Bahloul, gérant d’un magasin huppé fait état d’une dégradation quotidienne de la devanture du commerce qu’il gère: «la société de nettoyage avec laquelle j’ai signé un contrat est obligée de passer deux fois par jour, le matin et l’après-midi, pour racler le sol à cause des fientes de ces oiseaux de malheur. Je ne peux pas laisser la devanture du magasin dans un état pareil, ça risque de faire fuir les clients». Selon Bahloul, le nettoyage des trottoirs devrait être effectué par les services de la société délégataire chargée de la propreté sous la supervision de Casa Baia. Cette dernière doit exiger que les agents de nettoyage soient équipés pour enlever les excréments des pigeons qui souillent le sol.
Du côté des centres de lavage automobile, les professionnels témoignent d’une dégradation certaine des peintures des carrosseries des voitures à cause de la grande acidité des fientes de pigeons qui sont très corrosives.
«Les déjections des pigeons sur les voitures sont très difficiles à enlever. On utilise un produit spécial, maisquand les excréments sont asséchés par le soleil pendant plusieurs jours, le nettoyage peut abimer la tôle», déplore Samir Bouchikhi, patron d’un centre de lavage automobile au quartier Belvédère.
Malgré tous ces désagréments, il semblerait que les Casablancais tiennent aux pigeons avec lesquels ils cohabitent depuis de longuesannées. Au mois de mai 2021, des militants associatifs et des citoyens ont protesté contre les tentatives des services communaux de chasser une partie des pigeons de la place Mohammed V. «Ces pigeons font partie du patrimoine de Casablanca. Les visiteurs de la métropole viennent expressément pour prendre une photo-souvenir avec les pigeons. C’est une véritable attraction pour la métropole», plaide l’acteur associatif Hassan Khouyi.
On se rappelle que l’ancien maire de Casablanca avait tenté en 2017 de se débarrasser des pigeons de la place Mohammed V en faisant appel aux services d’une entreprise espagnole et aux techniciens des Eaux et forêts. Il s’agissait d’étudier les risques vétérinaires, sanitaires et environnementaux dans l’objectif de réduire le nombre de ces oiseaux. Cependant, ce projet a été avorté par les membres du Conseil de la ville qui l’ont jugé impertinent.
Éloigner les pigeons à tout prix
En l’absence d’une intervention des services communaux dans les différents quartiers de Casablanca, les Bidaouis font ce qu’ils peuvent pour éloigner les pigeons de leurs terrasses, balcons etfenêtres. Certains placent des effaroucheurs, des objets qui réfléchissent la lumière (comme de vieux compact-discs, de l’aluminium, etc.), des objets qui bougent (moulin) ou encore des rapaces en plastique.
D’autres détruisent systématiquement les nids des pigeons, surtout qu’en s’installant durablement, les pigeons provoquent en plus de la nuisance olfactive, une gêne auditive. Le roucoulement des pigeons n’a rien à avoir avec le chant apaisant des oiseaux. Les bruits qu’ils émettent affectent la qualité de vie et la santédes riverains.
Pour se débarrasser des pigeons, plusieurs sociétés proposent des services de dépigeonnisation à des prix variant entre 800 DH et 2.000 DH. «Après étude, nous mettons en place un système anti-pigeons qui respecte l’environnement et les droits de l’animal. On procède à l’enlèvement des nids avec un nettoyage préalable des zones à traiter. Puis nous posons des dispositifs d’éloignement des pigeons», assure Boubrik Filali, employé d’une entreprise de désinfection, dératisation, désinsectisation, déreptilisation et dépigeonnisation basée à Aïn Sebaâ. Selon notre interlocuteur, pour faire fuir les pigeons indésirables, les agents de la société utilisent des pics, filets, fils tendus, mais aussi des systèmes d’électro-répulsion. Les clients sont principalement des établissements hôteliers, des espaces bureaux et à moindre mesure des syndics de copropriété.
Les Casablancais et les ‘‘messagers de la paix’’
Pendant la période de confinement en 2020, les Casablancais n’ont pas manqué de nourrir les ‘‘messagers de la paix’’ de la mythique place Mohammed V, qu’ils prennent pour des colombes.
C’est que tout habitant de la métropole a des souvenirs encore vivaces avec cette place et ses pigeons. Qui n’a pas posé dans son enfance pour une photo Polaroid avec un pigeon picotant des graines dans sa main devant l’ancienne fontaine? Même si l’ancienne fontaine a été sacrificiée sur l’autel de la nouvelle esplanade du Grand Théâtre, la nouvelle fontaine qui a succédé à l’ancienne nafoura (fontaine), placée en face de la wilaya et du tribunal continue d’accueillir des centaines de volatiles. Mais au-delà de l’aspect émotionnel, voire nostalgique, le contact avec les pigeons constitue un vrai risque sanitaire. Vendeurs de graine, photographes et autres habitués de cette place (sahat lahmam) ne sont pas conscients du danger qu’ils encourent.
Laprésence de nombreux pigeons dans les villes posent le problème du risque que court la population au contact de ces oiseaux. Les pigeons urbains sont porteurs de différents virus et peuvent transmettre à l’Homme des maladies plus ou moins graves, dont la salmonellose, la cryptococcose et la maladie de Newcastle. Les pigeons constituent un réservoir de micro-organismes potentiellement pathogènes et on néglige souvent le vecteur de l’inhalation. Les poussières de fientes contaminées sont à l’origine de l’ornithose, également appelée psittacose ou chlamydiose, elle se traduit par un syndrome grippal pouvant évoluer en pneumonie dans les cas les plus graves.
À Fès, un commerce à part
Dans la capitale spirituelle du Royaume, on raffole des pigeons. Ce n’est pas pour faire de la pastilla, mais pour fabriquer du cuir que ces oiseaux sont précieux. La collecte de fientes de pigeon est un commerce à part entière. Les tanneries traditionnelles en ont besoin pour fabriquer le fameux cuir fassi qui sert à confectionner les blaghis (babouches) haut de gamme, les sacs et autres instruments de musique. Des centaines de kilogrammes de fientes de pigeon sont ramassées chaque jour et sont utilisées pour assouplir le cuir. Cet ingrédient indispensable coûte à peu près 3 DH le kilo. Pour alimenter les grosses cuves des tanneries, des pigeonniers sont installés dans les toits des maisons de médinas. Là, il s’agit plus de pigeons domestiques et non de pigeons urbains. Les excréments d’oiseaux ne sont pas considérés comme des déjections nauséabondes et souillant le sol, mais une activité génératrice de revenus. Pourtant, ceux qui s’adonnent à cette activité, autant ceux qui ramassent la fiente que les tanneurs qui la mélangent pour traiter les peaux, sont des personnes risquant de développer les maladies citées auparavant.