L’institution sacrée du mariage a connu bien des évolutions au Maroc. Si l’endogamie, le mariage arrangé ou encore l’union forcée sont en voie de disparition, la polygamie est un phénomène qui semble résister envers et contre tout. Bien que la polygamie ait régressé ces dernières années, 1,8% des femmes vivent toujours dans un ménage polygame selon les dernières statistiques disponibles.

L’Islam autorise la polygamie pour tout époux à condition qu’il soit équitable envers ses co-épouses. Partant de cette permissionreligieuse, les Marocains ont été polygames depuis des siècles. Le sultan Moulay Ismail, qui a régné sur le Maroc de 1672 à 1727, était marié à quatre femmes sans parler des 500 concubines que comptait son harem. Moulay Ismail aurait eu plus de 1.100 enfants durant son règne! Plus tard, sous le protectorat français, deux familles marocaines sur trois étaient fondées sur des unions polygames. Aujourd’hui, très rares sont les familles marocaines contemporaines dont le grand-père avait une seule et unique épouse. Dans la Moudawana (Code de la famille de 2004), aucun nombre maximal d’épouses n’est stipulé. En revanche, le rite malékite fixe la limite à quatre épouses simultanément.

Une pratique en perte de vitesse

De nos jours, bien que la polygamie soit une pratique très réduite, en tant que droit reconnu à l’époux, elle constitue une menace pour les femmes, et,dans les unions polygames, elle exerce un impact néfaste sur l’équilibre des enfants.

En 2018, officiellement, le Maroc n’a enregistré que 792 mariages polygames. Mais attention à ces chiffres qui sont imprécis du fait que beaucoup de mariages polygames sont contractés dans le cadre de l’article 16 de la Moudawana qui porte sur la reconnaissance des mariages établis sans acte. «Il suffit à un homme déjà marié, d’épouser une seconde femme par la Fatiha (mariage coutumier) et de déclarer cette union après l’avènement de la grossesse pour obliger le juge à l’accepter», témoigne un adoul exerçant à Rabat. Il faut savoir que la Moudawana n’a pas interdit la polygamie mais l’a fortement encadrée.

Cette pratique n’est pas autorisée lorsqu’une injustice est à craindre entre les épouses. Cette pratique est également interdite lorsqu’il existe une condition de l’épouse en vertu de laquelle l’époux s’engage à ne pas lui adjoindre une autre épouse. Quand elle est autorisée, la polygamie est très contrôlée. L’article 41 précise les cas pour lesquels le tribunal n’autorise pas la polygamie, à savoir: lorsque le motif objectif exceptionnel n’est pas établi et lorsque le demandeur ne dispose pas de ressources suffisantes pour subvenir aux besoins des deux familles ou plus et garantir tous les droits de chacun tels que l’entretien, le logement et l’égalité dans tous les aspects de la vie. Il ressort des articles 40 et 41 que la possibilité pour l’homme d’épouser plus d’une seule femme est subordonnée à l’autorisation du tribunal. Ce dernier n’autorise pas la polygamie si des présomptions portent à craindre une injustice entre les épouses et lorsque l’époux ne justifie pas les raisons et les motifs qui l’ont amené à demander l’autorisation d’être polygame.

Une procédure dissuasive?

La demande d’autorisation d’un nouveau mariage doit indiquer les motifs objectifs exceptionnels justifiant la polygamie et doit être assortie d’une déclaration sur la situation matérielle du demandeur. L’article 42 de la Moudawana indique les formalités à accomplir par le mari qui désire être polygame et dont l’épouse ne lui pose pas la condition de ne pas contracter un mariage avec une autre femme. La première épouse est convoquée personnellement par le tribunal pour être informée du remariage de son époux. Cette condition imposée par la Moudawana de 2004 a dissuadé plusieurs conjoints à s’aventurer dans cette entreprise sans aviser la première épouse. Dans les premières années d’application de la Moudawana, l’accord de la première épouse était obligatoire. Face à son refus et si l’époux polygame n’obtempérait pas, elle pouvait demander le divorce. Cette situation a fait grimper en flèche le nombre de divorces conduisant à un changement de procédure.

Maintenant, l’accord de la première épouse n’est plus obligatoire si elle n’a pas pris la précaution au départ de signifier cette condition lors de leur union. Ce qui était perçucomme une véritable avancée en 2004, est aujourd’hui abandonné dans la pratique, constituant une marche en arrière par rapport à la protection des femmes et une atteinte à leur dignité, selon les associations féminines. Désormais, seul le juge està même d’accepter ou de refuser la demande d’une nouvelle union voulue par un homme marié.

Drames sociaux

La ville de Tanger a été secouée par un drame lié à la polygamie en 2015. Un homme qui voulait prendre une deuxième épouse a commis l’irréparable en brûlant vive sa première femme qui s’est opposée à son projet marital. Condamné à perpétuité, le prévenu, 33 ans, a laissé ses trois enfants dépourvus de toute assistance. En 2019, le journal Assabah rendait compte d’un drame survenu à Talliouine, dans la région d’Agadir. La police a découvert le corps d’une femme baignant dans une mare de sang. Placé en garde à vue, le mari est soupçonné d’avoir tué sa femme car elle a refusé de donner son autorisation pour qu’il prenne une seconde épouse. D’autres drames liés aux guerres de succession et d’héritage d’épouses multiples sont souvent rapportés par la presse.

En 2018, le quotidien français Le Monde s’est intéressé à l’histoire d’une famille marocaine divisée par un mariage polygame. «Un Marocain, marié à une femme stérile, en a choisi une deuxième (…) La logistique maritale est clé dans cette union « polyaffective ». Hajja et Zayna roulent dans deux berlines identiques, l’une bleu marine, l’autre noire (…) Le couloir fait office de zone tampon entre les deux vies maritales. Elles ne franchissent jamais cette frontière, se contentant de partager leur mari en deux», décrivait Ghalia Kadiri. Un constat révélateur d’un nouveau mode de vie matrimonial. Le temps de la cohabitation entre les co-épouses est bien révolu. C’est tout le contraire de l’histoire racontée dans le film « À la recherche du mari de ma femme« du réalisateur marocain Mohamed Abderrahman Tazi. Sorti en 1993, ce film à grand succès se penche avec humour sur sa propre enfance, alors que petit garçon, fils d’un père bigame et petit-fils d’un grand-père polygame, il grandissait au sein d’un harem heureux.

Les motivations des polygames

En 2007, le regretté historien et sociologue Mohamed El Ayadi a réalisé une enquête très intéressante sur les valeurs et pratiques religieuses au Maroc. Épaulé par deux chercheurs de renom, à savoir le politologue Mohamed Tozy et l’anthropologue Hassan Rachik, feu El Ayadi a pu dégager des tendances lourdes dans la société marocaine. Un chiffre avait choqué l’opinion publique à l’époque: 44% des Marocains étaient favorables à la polygamie :36,9% des sondés âgés de 18 à 24 ans étaient pour contre60% des 60 ans et plus. Feu El Ayadi avait remarqué un véritable décalage entre le comportement et les valeurs.

Bizarrement, les agences matrimoniales rapportent qu’en période de pandémie de Covid-19, les demandes de mariages polygames se sont multipliées surtout du côté des femmes divorcées. Sur unsite de rencontre en ligne, une annonce postée par Bouchra, 42 ans, est révélatrice de cet état de fait: «Jeune femme divorcée, employée dans une société privée, sans enfants, cherche homme sérieux même marié pour une vie tranquille».Drôle d’annonce sur Internet où l’on trouve également des réflexions intéressantes. «Je pense que c’est plus compliqué qu’on le croit ! En fait, pour être polygame, l’Islam, parlant des hommes, dit qu’il faut être juste. Je me suis posé la question, et je me suis dit qu’un homme peut être amoureux, vraiment amoureux, de quatre femmes différentes : en chacune d’elles, il trouvera respectivement la mère, l’amante, la sœur et l’amie, je vous les donne dans le désordre ! Mais l’idéal, ce serait de trouver ces quatre-là, dans la même personne. C’est possible ?», s’interroge Fahd, 22 ans.

En général, les hommes considèrent la polygamie comme un privilège accordé par l’Islam et qui peut les rendre plus heureux dans la mesure où il contribue à leur épanouissement sexuel loin de l’adultère. Pour ceux dont l’épouse est stérile, la polygamie garantit une descendance et permet d’afficher un certain statut décrit comme une « réussite sociale », qui est très valorisante pour eux au sein de leur entourage. Enfin, pour d’autres hommes polygames, le fait de se remarier est un moyen « d’assagir »leur première épouse.

En 2015, deux membres du gouvernement appartenant au Parti de la justice et du développement (PJD) avaient créé une vive polémique. El Habib Choubani, ex-ministre chargé des Relations avec le Parlement et la société civile, déjà marié, avait demandé la main de Soumia Benkhaldoun, ex-ministre déléguée auprès du ministre de l’Enseignement supérieur, divorcée depuis un an. Cette nouvelle avait secoué le gouvernement Benkirane. «Je préfère une deuxième épouse à plusieurs maîtresses. Au moins, la deuxième femme a des droits. Je suis contre ceux qui se réclament d’un système de valeurs voulant abolir la polygamie mais qui n’hésitent pas à tromper leur femme», s’était défendu Abdelaziz Aftati, ancien chef du groupe PJD à la Chambre des représentants, lui-même bigame tout comme l’ex-ministre El Mostafa Ramid.

Conformément à la Moudawana, la femme a le droit d’exiger, lors de la signature de l’acte du mariage, que son mari renonce définitivement à la polygamie. Cependant, très peu de jeunes filles ont connaissance de ce droit et les adouls n’en font pas mention alors qu’ils sont obligés d’aviser les deux parties, lors de la conclusion du mariage, des dispositions relatives au partage de biens acquis pendant le mariage. Avant une nouvelle révision de la Moudawana, il serait intéressant de mener des campagnes de sensibilisation par rapport à la renonciation des maris à la polygamie. Il en va de l’équilibre tant recherché dans les relations maritales et familiales dans notre pays.

Article 46 de la Moudawana (Loi n°70-03) Lorsque la polygamie est autorisée, le mariage n’est conclu avec la future épouse qu’après que celle -ci ait été avisée par le juge que le prétendant est marié avec une autre femme et avoir recueilli son consentement. L’avis et le consentement sont consignés dans un procès-verbal authentique. Cet article prévoit une mesure de protection particulière en faveur de la future épouse. Cette mesure impose l’obligation d’informer cette dernière de ce que le prétendant est marié à une autre femme. L’avis et le consentement de la femme doivent être constatés par procès-verbal authentique. On entend ici par juge, le juge de la famille chargé du mariage.

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