Marche verte : l’épopée marocaine
Unique, intrigante, mémorable. Autant de qualificatifs pour une marche dont les témoignages, même ceux des étrangers, soulignent la singularité et l’originalité. Mais bien avant d’opter pour cette solution pacifique afin de récupérer son Sahara, le Maroc n’avait cessé de militer pour parachever son intégrité territoriale. Dès son adhésion à l’Organisation des Nations unies (ONU), le 12 novembre 1956, le Maroc a présenté un document listant les différends territoriaux non encore résolus avec l’Espagne, dont les provinces du Sud occupées depuis 1884. Le gouvernement marocain a saisi chaque occasion de rappeler ces faits. Mais le colonisateur espagnol n’avait aucune intention de céder face à la pression du Maroc, surtout qu’il avait déjà concédé la rétrocession de Tarfaya en 1958 et de Sidi Ifni en 1969.
Une préparation dans le plus grand secret
Entre 1970 et 1974, le Maroc multiplie les appels pour le départ des forces espagnoles du Sud du pays. Du côté de Madrid, le général Franco ne veut rien entendre de la décolonisation. Plus aucune concession ne sera accordée au Maroc qui a compris que les procédures diplomatiques ou onusiennes risquent de prendre des années. Aussi, il était inimaginable pour le Royaume d’entrée en guerre avec le voisin ibérique sachant qu’il n’a pas la même puissance de feu.
Pour parer à tout cela, le 13 décembre 1974, le Maroc formule une demande pour que l’Assemblée générale des Nations unies puisse saisir la Cour internationale de justice (CIJ) d’une requête concernant son avis consultatif sur l’aspect juridique de la situation du Sahara, lors de son occupation par l’Espagne. En attendant la réponse de la Cour de La Haye, le génie politique hassanien étudie toutes les possibilités. Habitué à travailler très tard, c’est dans la nuit du 19 au 20 août 1975, quelques heures avant la commémoration de l’anniversaire de la Révolution du Roi et du peuple, que feu Hassan II eut l’idée de la Marche verte. Il faut dire qu’à ce moment, le Royaume ne s’était pas encore totalement remis des deux tentatives de coup d’État et feu Hassan II opta pour un événement-choc permettant d’atteindre un double objectif: pousser l’Espagne à quitter le Sahara et cimenter les liens entre le peuple, l’armée et la monarchie. Il choisit alors quelques hauts gradés de l’armée et une poignée de confidents pour leur faire part de son projet d’une marche pour récupérer le Sahara. Il leur fait jurer de ne pas divulguer ce secret.
Le plan est simple: envoyer 350.000 citoyens munis d’exemplaires du Saint Coran, de drapeaux marocains et de portraits du Roipour récupérer pacifiquement les provinces du Sud. 350.000 est le nombre de naissances annuelles au Maroc. «J’ai pensé qu’il m’était permis d’engager la moisson solennelle que Dieu nous donne pour ramener à la Patrie une terre que nous n’avons jamais oubliée», expliquait le défunt Souverain qui reconnaîtra plus tard qu’il aurait abdiqué si la Marche verte avait échoué.
Fin septembre, les gouverneurs sont briefés à huis clos et 700 fonctionnaires sont ensuite mis dans le secret pour suivre une formation spéciale accélérée sous le nom de code »Opération Fath ». Ce n’est que le 16 octobre à 18h30 qu’ils apprennent, comme tout le monde,la raison de cet entraînement clandestin. Dans un discours radio-télévisé, feu Hassan II révèle au peuple marocain et au monde entier son plan pour la libération du Sahara. Quelques heures plus tôt, la CIJ a rendu son avis confirmant que le territoire n’était pas « terra nullius »(terre sans maître), au moment de sa colonisation par l’Espagne, et qu’il y avait des liens juridiques d’allégeance entre les sultans du Maroc et les tribus sahraouies. L’appel royal lancé aux volontaires pour s’inscrire afin de participer à la Marche verte créera une ferveur sans pareil. Un million de Marocains s’inscriront sur les listes établies dans les différentes provinces et préfectures du Royaume. 350.000 d’entre eux, parmi lesquels 35.000 femmes, seront sélectionnés pour prendre part à la Marche verte.
Une organisation et une logistique impressionnantes
Côté organisation, le Maroc mobilisera tous ses moyens pour réussir ce grand défi. LaMarche verte aurait coûté 120 millions de DH en charges directes. Camions, trains, avions et navires sont réquisitionnés pour assurer l’acheminement vers le Sud de tonnes de matériel et de vivres nécessaires à cette opération inédite. Dans son livre “Un demi-siècle dans les arcanes de la politique“, feu Abdelhadi Boutaleb, ambassadeur du Maroc aux États-Unis de 1974 à 1976,apportaitdes précisions fort intéressantes sur la Marche verte. Il affirme d’emblée que le nombre de volontaires inscrits pour participer à cet événement était de 3 millions et que le nombre réel de participants a été fixé finalement à 524.000 sur ordre du défunt Roi qui a insisté pour que toutes les couches de la population marocaine, de différentes villes et villages, y participent.
L’encadrement humain exigeait aussi une organisation matérielle sans faille. Les Forces armées royales (FAR) étaient chargées de superviser l’ensemble de la logistique et les participants étaient encadrés par 757 agents du ministère de l’Intérieur (caïds, pachas et cheikhs). La Marche comptait aussi des fqihs et autres religieux chargés de déclamer des versets coraniques. Il ne faut pas oublier que les marcheurs portaient le Coran comme gage de paix, pour montrer que le Maroc ne partait pas pour une quelconque conquête. 500.000 exemplaires du Livre Saint ont été imprimés et distribués aux marcheurs. «Trois repas étaient prévus quotidiennement pour chaque participant et participante. Le Roi Hassan II a tenu à ce que cette nourriture comporte un apport total de 3.200 calories, soit un peu plus que 1.000 calories en moyenne par repas. De même, chaque personne a eu droit à 10 litres d’eau potable», témoigne feu Boutaleb.
Tous ces préparatifs ont été effectués en 18 jours exactement avec l’appui des FAR. 150 officiers et cinq sous-officiers des FAR étaient chargés de la supervision de chacune des unités de l’armée. En 18 jours, deux routes d’une longueur totale de 100 kilomètres ont été goudronnées, la première reliant Tan-Tan à Tarfaya et la seconde, Tarfaya à Tah, localité adjacente à la frontière du Sahara colonisé par l’Espagne. Sur les images d’archives, on voit des volontaires embarquer dans des trains pour participer à la Marche verte. 113 trains ont été mobilisés pour transporter les volontaires de leurs régions à Marrakech. De là à Tarfaya, le transport s’est effectué par camions.
Le roi Mohammed VI, à l’époque prince héritier, avait d’ailleurs présidé la cérémonie de départ des 25.000 volontaires de la province de Marrakech qui devaient gagner Tarfaya. Le 23 octobre, le premier convoi de marcheurs prend position à Tarfaya. Entretemps, des dizaines de chansons patriotiques sont composées et enregistrées en un temps record pour accompagner la Marche verte en galvanisant les foules et en renforçant le sentiment de fierté et d’identité nationales.
Pendant deux semaines, le Maroc sera au centre de l’actualité internationale. Un intense ballet diplomatique est observé. Plusieurs émissaires onusiens, américains, français, arabes et africains rencontrent feu Hassan II qui reste déterminé à mener à bien son projet. Le 2 novembre 1975, alors que Franco est mourant, le prince Juan Carlos effectue une visite-surprise à Laâyoune pour s’enquérir de l’état des troupes espagnoles et se permet même de dire aux officiers : «Ne doutez pas que votre commandant en chef sera là, avec vous tous, dès le premier coup de feu».
Le 5 novembre 1975, le défunt Roi s’adresse à nouveau au peuple marocain. «Demain, tu fouleras de tes pieds une partie du sol de la patrie (…) Si tu rencontres un Espagnol, civil ou militaire, échange avec lui le salut et invite-le, sous la tente, à partager le repas. Nos intentions ne sont nullement belliqueuses et nous répugnons à toute effusion de sang. S’il tire sur toi, poursuis ta marche, armé de ta seule foi, que rien ne saurait ébranler. Et s’il advient que des agresseurs, autres qu’Espagnols, entravent ta marche, sache que ta valeureuse armée est prête à te protéger», a dit le défunt Monarque ému, mais d’un ton ferme.
Le jour J
Nous sommes le jeudi 6 novembre 1975. A l’aube, juste après la prière d’Assobh, un cortège de 350.000 Marocains s’ébranle dans le désert pour récupérer une partie de leur terre. Armés d’exemplaires du Saint Coran, les marcheurs parcourront des dizaines de kilomètres à pied pendant plusieurs jours. «Au nom d’Allah, Osman, en avant !», telles étaient les paroles adressés par feu Hassan II, ce 6 novembre 1975 à 10h15,à son premier ministre Ahmed Osman, par radio depuis son poste de commandement à Agadir.
L’ordre royal est de franchir la frontière chimérique « séparant »le Royaume de son Sahara. Louis Gravier, journaliste au quotidien français Le Monde décrit la scène: «Vêtu du treillis verdâtre des soldats en campagne, le drapeau marocain à la main, M. Osman accomplit alors le pas décisif qui devait donner au pays une nouvelle province. Ce pas, il l’a franchi à la place du roi. Hassan II avait annoncé que, souverain responsable, il ouvrirait en personne la marche. D’impérieuses nécessités – le Conseil de sécurité était en alerte et la tension avec Madrid se trouvait à son point extrême – devaient le retenir à la barre de l’État».
À côté des marcheurs marocains, des délégations venues de pays frères et amis étaient présentes avec leurs drapeaux. Il y avait des volontaires d’Arabie Saoudite, des Emirats arabes unis, dont le prince héritier Mohamed Bin Zayed Al Nahyane a participé à la Marche verte alors qu’il n’avait que 14 ans, d’Irak, du Qatar, du Koweït, de la Jordanie, du Liban, du Soudan, du Sultanat d’Oman, du Gabon… Des volontaires sont venus même des États-Unis pour représenter une organisation non gouvernementale qui était contre le colonialisme et soutenaient la libération du Sahara.
Entre le 6 et le 9 novembre, les marcheurs marocains se trouvant sur un territoire jusque-là administré par l’Espagne croisèrent des militaires espagnols qui avaient placé des chars et des mitrailleuses derrière des dunes. Mais les soldats du Royaume ibériquene firent qu’observer la situation. Aucun coup de feu ne fut tiré. Quatre jours après, le 9 novembre, dans un nouveau discours radio-télévisé, feu Hassan II ordonnale retour au point de départ, provoquant une grande déception dans les rangs des volontaires qui toutefois se conformeront à la volonté du défunt Souverain.
Pour lui, la Marche verteavait atteint ses objectifs. Installé à Agadir, au faîte de sa gloire, il avait reçu la veille Carro Martinez, ministre espagnol de la présidence du gouvernement, et un plan de négociations fut mis en place et rendez-vouspris pour recevoir une délégation de haut rang à Madrid.
Le 14 novembre 1975, un accord tripartite est signé dans la capitale espagnole par le Maroc, la Mauritanie et l’Espagne, en vertu duquel Madrid abandonne ses possessions sahariennes.
La Marche verte restera dans les annales de l’histoire des nations. Elle aura démontré que rien ne peut s’opposer à la volonté de tout un peuple de se défaire d’une occupation injuste par la force coloniale.