Enseignement supérieur : une énième réforme
Les responsables du département de l’Enseignement supérieur et de la Recherche scientifique se plaisent à le répéter: l’instauration du système Bachelor est de nature à donner un nouveau souffle à la formation, toutes filières confondues, outre une matérialisation effective de l’implication de l’université dans son environnement économique. Cette réforme est motivée par une volonté de coller aux standards internationaux, de développer les soft skills des étudiants, d’améliorer leur niveau de langues et d’intégrer les activités para-académiques dans les cursus. Un discours qui rappelle étrangement celui des responsables de ce même département en 2003 avant l’instauration du système LMD.
Une « révolution » nommée LMD
Nous sommes au mois de mai 2003. La charte de l’enseignement est en application depuis trois ans et le gouvernement Jettou s’apprête à lancer un nouveau chantier dans le cadre de cette réforme. Il s’agit d’adopter le système LMD dans les universités. L’USFPiste Khalid Alioua, ministre de l’Enseignement supérieur, a la charge de piloter un changement de système qui sera effectif à l’université dès la rentrée 2003-2004. «On s’est d’abord attaqué à l’architecture globale des études. Nous nous sommes rapprochés d’un système international qui est mis en place au sein de l’Union européenne. C’est le système LMD : licence, master, doctorat. En termes d’années, ce système s’articule en 3 ans, 5 ans et 8 ans», martelait le ministre. L’idée est simple: densifier les études pour que la licence qui se faisait en quatreans s’effectue en troisans. «Si avec 3 ans nous arrivons à réduire la présence totale de l’étudiantà l’université pour la faire tomber à 5 ans, nous aurons un lauréat qui a fait ses études selon une durée correcte, un investissement personnel dans l’apprentissage et qui serait adapté à s’insérer dans les fonctions sociales», expliquait Alioua. Quant au second niveau, c’était une réelle innovation au Maroc. Alors que les générations passées faisaient l’impossiblepour décrocher un DESS (diplôme d’études supérieures spécialisées) ou un DESA (diplôme d’études supérieures appliquées), la réforme LMD instaure le master. Plus qu’un diplôme de deuxième cycle et moins qu’un doctorat, les responsables de l’époque avait pour ambition de produire au bout de cinqans d’université des ingénieurs dans l’économie, les finances… Il s’agissait d’une véritable révolution dans l’organisation des études supérieures avec une équivalence des diplômes aux établissements d’enseignement supérieur privés répondant aux critères des universités publiques. Parmi les autres vœux ardents formulées à l’époque: augmenter le budget de la recherche scientifique pour atteindre 1% du PIB avant la fin de la décennie (2010). En 2021, le Maroc n’a toujours pas atteint cet objectif en matière de recherche scientifique et le système LMD a montré ses limites moins de 20 ans après son instauration.
Les tares du LMD
Le Conseil supérieur de l’éducation, de la formation et de la recherche scientifique (CSEFRS) a tiré la sonnette d’alarme en 2018. Dans un rapport de 124 pages, le CSEFRS a fait un diagnostic approfondi de l’enseignement supérieur marocain. Selon le rapport, l’organisation LMD a été quasiment généralisée sur l’ensemble du système de l’enseignement supérieur marocain, mais «des décisions improvisées, des demi-mesures et des incohérences ont paradoxalement alourdi la machine et limité les retombées positives de cette réforme». Par ailleurs, les différentes études réalisées ces dernières années ont été unanimes à souligner l’absolue urgence d’instaurer un nouveau système de formation pour remédier aux anomalies persistantes en raison du système à accès ouvert LMD qui accueille 90% des étudiants. On retient tout d’abord l’inadéquation des filières enseignées dans le secondaire avec celles de la licence universitaire, ce qui ne favorise guère une bonne orientation. Deuxièmement, les taux de déperdition sont importants dans l’enseignement universitaire public à accès libre. 16,5% des étudiants quittent l’université sans passer l’examen de la première année. Au niveau des branches scientifiques, ce taux passe à 27,1%. La durée moyenne d’obtention de la licence est entre 4,5 et 5 ans. Seuls 13,3% des étudiants y parviennent en trois ans (durée normale). Ce pourcentage est de 9 % pour les branches scientifiques. Globalement, 47,2% des étudiants sortent bredouilles de l’université, sans aucun diplôme, après deux ou trois années d’études. Tercio, l’incapacité du système LMD à préparer les étudiants au marché de l’emploi. Sur ce point, le ministère de l’Enseignement supérieur met en avant le taux élevé dechômeurs parmi les titulaires d’une licence universitaire (19% selon l’Enquête 2018 du HCP). Il va sans dire que les employeurs dans le secteur privé déplorent dans leur majorité l’incompétence des lauréats des universités marocaines à accès libre.
L’instauration du Bachelor est donc censée remédier aux problématiques posées et combler les carences persistantes de manière à promouvoir l’employabilité et favoriser l’émulation chez les étudiants. Il s’agit aussi à travers un système qui a fait ses preuves dans les pays anglo-saxons et dans plusieurs pays du monde arabe, de motiver davantage les étudiants tout en les incitant à apprendre des langues étrangères et améliorer leurs aptitudes personnelles ainsi que leurculture générale.
Les nouveautés apportées par le Bachelor
Il faut savoir que le nouveau système implique la programmation d’une année préliminaire de formation. C’est une sorte de passerelle entre le secondaire et l’enseignement universitaire, avec à l’appui un accompagnement sur le plan de l’orientation et le choix des filières. Mais en vérité, c’est une sorte de sélection pour l’accès des nouveaux bacheliers aux différentes universités. Les notes et appréciations obtenues par chaque élève tout au long de son parcours au lycée seront prises en considération. Pour le système Bachelor, l’étudiant recevra des cours de théorie mais à partir du cinquième semestre, c’est la pratique qui l’emportera. Le point le plus novateur dans le Bachelor, c’est la durée des études. En effet, le cursus s’étale sur quatre ans mais l’étudiant peut le faire en moins de temps s’il cumule plus rapidement l’intégralité des crédits. Une fois les 240 UV atteints, même en moins de quatre ans, l’étudiant pourra décrocher son Bachelor sans attendre la fin du cursus.
Il faut aussi savoir que le système Bachelor s’appuie sur différents modes d’enseignement (à distance, présentiel ou en alternance) tout en favorisant la mobilité des étudiants à l’échelle nationale et internationale. Contrairement à l’ancien système LMD, les langues ne sont plus des matières complémentaires, mais essentielles. La formation en langues sera couronnée par l’obtention de certificats reconnus.Outre les langues vivantes, le coding (langage C, Python, Swift), considéré comme la langue du futur, sera également introduit dans les programmes du Bachelor. Sachant que les moyens financiers des universités publiques sont limités, un contrat-programme État-Universités est prévu pour mobiliser toutes les ressources financières nécessaires. Il s’agit de mettre à niveau les outils numériques et logistiques et de former les ressources humaines avec au programme une formation continue en faveur des enseignants chercheurs, notamment dans les domaines de la numérisation, les langues étrangères et l’acquisition d’aptitudes personnelles et professionnelles.
Avantages pour les Marocains Vs tracasseries pour les étrangers
Les responsables du ministère de l’Éducation nationale, de la Formation professionnelle, de l’Enseignement supérieur et de la Recherche scientifique l’affirmentà chaque occasion: «le système Bachelor permettra au Maroc de s’ouvrir à l’international, notamment aux établissements anglo-saxons qui sont les mieux classés au monde». Pour ses fervents défenseurs, le système Bachelor est plus professionnalisant que le LMD. Il est utilisé dans les pays anglo-saxons et devrait permettre aux étudiants marocains de mieux s’intégrer au marché du travail. L’une des raisons évoquées pour l’abandon du système LMD est donc que l’adoption du Bachelor facilitera la mobilité des étudiants marocains.
Cependant, cette réforme engendrera beaucoup de tracasseries pour les étudiants des pays d’Afrique francophone arrimés au LMD, désireux de poursuivre leurs études dans le royaume. Les statistiques officielles estiment à 20.500 le nombre d’étudiants étrangers inscrits dans un établissement marocain. 85% d’entre eux viennent d’Afrique subsaharienne et plus de 10.000 étudiants bénéficient d’un programme de bourse.
Les filières scientifiques et techniques sont les plus prisées par ces étudiants avec près de 8.500 inscriptions. Aujourd’hui, le Maroc est la deuxième destination des étudiants africains après l’Afrique du Sud. Alors comment faire avec ces étudiants qui auront à gérer un problème d’équivalence de diplôme pour s’insérer dans le système de l’enseignement supérieur marocain. Il faut dire que la majorité des pays d’Afrique francophone ont adopté le système LMD.
Une mise en œuvre graduelle
Au-delà de l’aspect logistique et d’organisation au niveau des établissements d’enseignement supérieur, des procédures de reversement seront mises en place entre le système LMD et celui du Bachelor. La rentrée universitaire d’octobre 2021 étant la dernière au cours de laquelle les étudiants pourront encore s’inscrire en 1re année de licence, ces étudiants ne souffriront d’aucun problème après le passage au système Bachelor qui ne concernera pas les étudiants en cours de cursus. Mais à partir de la rentrée 2022, tous les étudiants, dans le public comme dans le privé, s’inscriront en Bachelor. Un système dual qui durera deux années, le temps que les étudiants déjà inscrits en licence terminent leurs trois années sous l’ancien système LMD.
Et puis il y a tout le volet académique à préparer. Pour toutes les filières, des troncs communs sont à prévoir afin de permettre des passerelles entre filières au sein de l’établissement ou avec d’autres établissements. Le projet de filière doit être soumis au préalable à une évaluation interne au niveau de l’établissement et de l’université avant sa soumission au ministère pour accréditation. Un travail de longue haleine attend les coordonnateurs pédagogiques et les doyens. Au niveau juridique, certains décrets doivent être amendés pour intégrer le nouveau système. Idem pour la loi régissant l’enseignement supérieur.
Le privé pas prêt
Si les universités, écoles et instituts publics sont épaulés par le ministère de tutelle pour l’implémentation du nouveau système Bachelor de façon expérimentale lors de la prochaine rentrée et de façon complète lors de la rentrée 2022-2023, il n’en est pas de même pour le secteur privé. Le directeur d’une école privée d’informatique à Casablanca nous a confié, sous couvert d’anonymat, que le basculement vers le nouveau système risque de causer de gros dégâts au niveau de l’enseignement supérieur privé. «Les universités privées qui disposent de gigantesques campus et les grandes écoles n’auront aucun problème à mettre en œuvre cette grande réforme. Mais du côté des écoles et instituts supérieurs privésayant des moyens limités, un corps enseignant à 90% vacataire et des locaux exigus, la tâche sera très difficile», s’inquiète notre interlocuteur. Selon lui, le fait d’étaler les études sur quatre années fera fuir les nouveaux étudiants, surtout ceux qui viennent d’Afrique subsaharienne. Aussi, la crise sanitaire n’a pas permis de tenir les réunions de coordination nécessaires avec la tutelle. Il y a quelques mois, les députés de la Commission de l’enseignement avaient déjà interpellé le gouvernement sur la précipitation dans l’implémentation de cette réforme, ce qui risque d’être fatalpour un système qui souffre déjà de nombre de dysfonctionnements malgré les différentes réformes menées depuis 2000.
La prochaine rentrée verra le déploiement d’une approche graduelle et expérimentale du système Bachelor. 12 universités se sont engagées dans ce nouveau projet pédagogique. Pour les autres universités, écoles et instituts supérieurs, un cahier des normes pédagogiques, prenant en compte l’aspect numérique, dont l’importance a été davantage mise en avant depuis la propagation de la pandémie, doit être appliqué. Fort heureusement, les étudiants qui ont déjà commencé leur formation continueront d’être soumis au LMD.