Une annonce de la Confédération africaine de football sur la possibilité qu’un public limité assiste à la demi-finale aller de la Ligue des champions aura suffi pour enflammer les supporters du Wydad de Casablanca. Retrouver le stade d’honneur et soutenir son club favori pour un match important contre les Sud-africains de Kaizer Chiefs, un rêve qui s’est vite évaporé. Mais l’émotion suscitée par cette annonce et l’engagement des Wydadis qui comptaient à tout prix assister à cette rencontre, nous renseigne sur la portée de ce sport, devenu l’opium du peuple.

«Je suis prêt à vendre ma voiture pour acheter un ticket WAC-KAIZER à n’importe quel prix!», clame Driss sur un forum des Rouges et Blancs. «Ne pas profiter de cette occasion de retrouver mes frères wydadis, je préfère crever…», s’excite Adil sur le même forum. Quelle histoire! Le match se tiendra finalement à huis clos, les autorités n’ont pas voulu prendre de risques à cause de la pandémie et surtout de voir des supporters frustrés de ne pas faire partie du public privilégié, se défouler dans les rues de Casablanca le jour du match… Quoiqu’il en soit,le 12e joueur ne sera pas présent ce samedi 19 juin 2021 et le WAC s’inclinera à domicile (0-1).

Rassembleur et diviseur à la fois

Rajaoui et Madrilène, Wydadi et Barcelonais, Marocain avant tout, du nord au sud, d’est en ouest, le peuple est assoiffé de football. Avant la pandémie de la Covid-19, on réservait sa place au café pour suivre un match de Champions League européenne entre amis. Quel que soit la saison ou l’événement footballistique, les amateurs du ballon rond répondaient présent, des fois jusqu’à tard dans la nuit à cause du décalage horaire pour regarder une rencontre de la Copa America par exemple. Quand c’est l’équipe nationale qui joue, le pays est à l’arrêt. Les cœurs battent au rythme du jeu des Lions de l’Atlas, larmes et déception quand c’est un échec, joie et liesse quand c’est une victoire. Personne n’y échappe, des plus petits aux plus grands, la gent féminine est aussi de la partie. Dans les années 1970 et 1980, des familles entières se déplaçaient au stade lors des grandes rencontres que ce soit pour le compte du Championnat national, de la Coupe du Trône ou des matchs des Lions de l’Atlas.

Tous derrièreles Lions!

Nous sommes le 4 février 2018, les drapeaux claquent au vent, les tambours roulent, c’est le jour d’un grand match pour les Lions de l’Atlas en finale du Championnat d’Afrique des Nations (CHAN) organisé dans le royaume. Les banderoles sont déployées partout et les cris de guerre résonnent. Installés dans un café du quartier Oulfa à Casablanca, les supporters de l’équipe nationale qui n’ont pas pu faire le déplacement au Complexe sportif Mohammed V sont surexcités. «C’est le jour où nous nous transformons tous en entraîneur, nous avons tous un schéma tactique à proposer pour gagner ce match», déclare Zouhir. Le café est plein à craquer ! Une main sur le cœur, les spectateurs entonnent l’hymne national, une manière d’entrer en communion avant le début du match. Le ballon est placé au centre du terrain, un coup de sifflet, le match a commencé. Entassés, les clients vibrent à chaque geste technique. Le résultat déchaîne l’enthousiasme des spectateurs. Ils crient, se tiennent debout, applaudissent et même les plus timides ne peuvent se retenir.

Rassembleur ou diviseur

La passion du foot rassemble le peuple marocain tout entier mais le divise aussi. En 2016, de graves violences autour d’un match avec des affrontements meurtriers entre supporteurs ont fait deux morts et 54 blessés à Casablanca.

incidents

En 2019, la capitale économique connaîtra un nouveau drame avec la mort du jeune Abdelkrim, ayant fait le déplacement de Rabat avec son frère et ses amis pour soutenir le club des FAR. À la fin de la rencontre, sur le chemin du retour, leur véhicule a été intercepté par des personnes causant la chute mortelle du jeune Abdelkrim. «En apprenant sa mort, je n’y ai pas cru. Ce n’est qu’en entendant la voix de son grand frère que j’ai enfin compris qu’il étaitbien décédé», a indiqué la mère du défunt. «Que Dieu punisse ceux qui ont tué mon fils !», a-t-elle prié.

Autre drame, celui de Karim. Du haut de ses 20 ans, ce dernier s’est servi dans la caisse du magasin de son père pour participer au financement d’un tifo géant pour son club. Lui et ses amis feront nuit blanche pour le positionnement de leur chef d’œuvre au Complexe sportif Mohammed V. Au petit matin, alors qu’ils rentraient chez eux, ils seront attaqués par des ultras du club adverse. Karim sera gravement blessé, le front ouvert avec une cicatrice de quatre centimètres. Alerté, son père se déplacera aux urgences pour s’enquérir de l’état de son fils. «Il est sain et sauf, c’est tout ce qui compte. Maudit soit ce club! Ce n’est pas les 2000 DH qu’il a pris qui me font dire ça! C’est moi qui l’ai conduit au stade dès son jeune âge et qui l’ai poussé à aimer ce club», se désole le père de Karim.

Les drapeaux claquent au vent, les tambours roulent, c’est le jour d’un grand match. Les banderoles seront déployées et les cris de bataille résonnent. Pour certaines rencontres, des scènes entre supporters feraient penser à la guerre. Normal pour ce sport collectif, refuge du chauvinisme qui se transformera malheureusement en hooliganisme.

Politique footballistique

Certains politiques construisent leur parcours autour de clubs influents tels que le Wydad et le Raja de Casablanca. Jadis, un dirigeant de club avait beaucoup d’influence. Il pouvait imposer un entraîneur, décider du budget, contraindre les joueurs à concéder une défaite face à l’adversaire… Il faut dire aussi qu’à l’époque les joueurs ne se consacraient pas pleinement au foot. Ils étaient salariés d’une entreprise qui parrainait le club et étaient rémunérés pour chaque match disputé via de modestes cachets. Les louches pratiques d’hier comme le placement de membres de sa famille dans les organes du club, la distribution de primes à tort et à travers en plus de certaines pratiques malsaines ont été assainies par la force de la loi.

Aujourd’hui, avec le professionnalisme, les choses ont beaucoup changé, en mieux. Les joueurs sont payés convenablement, bénéficient des différents avantages sociaux et peuvent évoluer avec des primes de signature si le club les « vend ». Sur un autre volet, malgré les difficultés rencontrées par les clubs pour basculer vers le statut de sociétés sportives, en juillet 2021les choses rentreront dans l’ordre. Le partenariat signé entre les clubs et les autorités permettra un passage assez fluide, d’autant plus que l’État a offert plusieurs facilités pour les questions fiscales. Côté fédération, la restructuration de la Direction technique nationale (DTN) semble en bonne voie hormis certains couacs liés à un casting opaque.

De son côté, le président de la Fédération royale marocaine de football (FRMF) a pris des galons lors de plusieurs élections au sein des instances continentales et internationales. Haut commis de l’État nouvelle génération, Fouzi Lekjaa ne ressemble pas à ses prédécesseurs. Depuis la création de la FRMF, les présidents qui se sont succédés à la tête de l’instance du football national, ont toujours gardé leurs distances. Normal quand on est conseiller du Roi, colonel dans les Forces armées royales (FAR) ou commandant de la Gendarmerie royale…

Une affaire d’État

Partout dans le monde, le football joue un rôle de dérivatif aux problèmes économiques et sociaux. Ce n’est pas pour rien que ce sport est largement encadré par l’État. Au Maroc, feu Hassan II entretenait une relation très spéciale avec le onze national. Il intervenait pour livrer son avis sur le schéma tactique à adopter pour tel ou tel match. Plusieurs anciens Lions de l’Atlas ont évoqué un rapport privilégié entre le défunt roi et les anciens sélectionneurs de l’équipe marocaine.

H2

La première fois que le Maroc prit part au Mondial, c’étaitau Mexique en 1970. L’équipe nationale résiste face à la prestigieuse équipe allemande avec Beckenbaeur et Gerd Muller. Malgré leur élimination au 1er tour, les coéquipiers de Bamous ont démontré qu’en Afrique du Nord, nous avions un joli jeu et une passion pour le ballon rond à faire valoir. Sur le plan continental, le Maroc détient un seul titre décroché en 1976, en Éthiopie, lors de sa deuxième participation à une phase finale de la Coupe d’Afrique des Nations (CAN). Un match suivi en direct par les Marocains grâce à la radio nationale.

Àl’époque, très peu de matchs étaient retransmis en direct à la télévision. Le public avait les oreilles collées au transistor pour suivre les commentaires à peine audible de Guedira ou Gharbi qui accompagnaient Faras et ses coéquipiers lors des déplacements en Afrique.Aussi, sous le règne du défunt souverain, le Maroc présentera une première candidature pour organiser la Coupe du monde 1994. Depuis, le royaume a multiplié sans succès les candidatures devenant le pays africain à avoir le plus candidater pour abriter les phases finales de la Coupe du monde. D’ailleurs, une 6e candidature marocaine est dans le pipe pour l’édition 2030. C’est que cela pourrait rapporter gros au pays. Non seulement en termes de retombées financières, d’infrastructuresmais aussi en matière de communion collective.

«Les trois buts de l’équipe nationale contre le Portugal lors de la Coupe du Monde de 1986, les larmes des joueurs après leur élimination injuste en 1998, le mythique but de Mustapha Hadji face aux Egyptiens à la CANla même année, sont plus que des moments sportifs, mais des fragments d’une mémoire nationale», écrivait Abdellah Tourabi dans l’éditorial de TelQuel le 4 juillet 2014.

Notre confrère faisait référence à ce sentiment collectif de fierté nationale unique, comparable aux grandes épopées patriotiques de la Nation marocaine. Pour ceux qui ont vécu les moments mémorables de la Coupe d’Afrique des Nations organisées en Tunisie en 2004, ils ont surement des souvenirs ineffaçables de la liesse populaire après les différentes victoires de l’équipe nationale jusqu’à la finale perdue contre le pays organisateur. «Le jour où le Maroc atteint la finale de la CAN 2004 en Tunisie, il y avait plus de gens dans les rues du royaume que le jour de l’annonce de la fin du protectorat», commentait un journaliste français.

Autre témoignage, celui de Mustapha Hadji, ex-international marocain qui a fièrement porté le maillot national et actuel entraîneur adjoint des Lions de l’Atlas. «Au Maroc, le football c’est notre opium. C’est notre deuxième religion. Il y a 97% de Marocains qui aiment le football, si ce n’est 100%. Donc quand on a le privilège de les représenter dans une compétition comme la Coupe du monde, qu’on marque un but et qu’on sait qu’il y a 40 millions de Marocains qui vont être heureux, qui vont oublier leurs soucis de tous les jours et vont pouvoir être dans une euphorie pendant un long moment, c’est la plus belle joie qu’on puisse donner», se confiait-il à Goal en 2018 à l’occasion de la participation du Maroc aux phases finales de la Coupe du monde de football organisée en Russie.

Le football est un sport qui anime les foules, renforce le sentiment national et représente un défouloir pour la majorité des citoyens. Les émotions et les passions s’entremêlent mais gare aux dérives! Il suffit de visiter les sites internet des associations de supporters pour s’en convaincre: les expressions utilisées sont parfois violentes et ségrégationnistes. Pour autant, il ne faut pas clouer le football au pilori. Le grand journaliste sportif Saïd Hajjaj, alias Najib Salmi, commentait en 2020 les violences enregistrées dans les stades juste avant la pandémie de Covid-19. «Aucune personne sensée ne peut tolérer quelque chose capable de provoquer sa perte, et disons-le tout net, si le foot ne sert pas le Pouvoir, le Pouvoir a tous les moyens de s’en passer», écrivait-il dans les colonnes de Challenge. Avec un foot business plus que jamais flamboyant, des droits TV de plus en plus faramineux et un public toujours plus exigent, l’industrie du ballon rond est à même d’atteindre des sommets lors des prochaines décennies. Les pouvoirs publics doivent y voir un vecteur de développement et une échappatoire pour des jeunes dans la tourmente.

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