Errances ramadanesques : dans l’univers soufi
Expression majeure de la spiritualité de l’Islam sunnite, le soufisme est fondé sur une initiation. Cela suppose un guide (cheikh) qui va mener les disciples (mourides) vers un statut autre que celui de simple musulman pratiquant. L’appellation « soufi »serait, selon certaines interprétations, liée à la laine (souf) portée autrefois par les adorateurs de Dieu. Il est aussi probable que cette appellation soit tirée des réunions d’enseignements religieux organisées par le prophète (PSL). Un groupe d’érudits était surnommésuffiyya (les gens du banc). Ces derniers étaient habitués à s’asseoir à l’entrée de la mosquée de Médine etse consacraient à la méditation.
Une voie sacrée
«Si tu parviens à te connaître totalement, si tu peux affronter honnêtement et durement, à la fois tes côtés sombres et tes côtés lumineux, tu arriveras à une forme suprême de conscience. Quand une personne se connaît, elle connaît Dieu», affirmat Jalâl Ad-Dîn Arroûmî, poète mystique persan du 13e siècle. Tout initié soufi a la foi en la lumière de la sublimité divine qui s’incarne en son âme via son cœur. Une fois parvenu aux états supérieurs, les attributs de l’humain sont remplacés par ceux du Créateur. Pour ceux et celles qui n’ont jamais embrassé la voie soufie, les initiés se plaisent à dire: «comment vous décrire le goût du miel si vous n’y avez jamais goûté?»
Il est vrai qu’il est difficile pour un soufi d’exprimer une élévation spirituelle en des mots simples et d’en expliquer les sensations aux autres. Arriver à se frayer un chemin dans son espace intérieur et contempler les réalités de l’esprit, pour les profanes c’est une sorte de méditation comme celle liée à la pratique du yoga. Mais la méditation soufie se base essentiellement sur la religion musulmane. Centré sur le principe de l’unicité (tawhîd), le soufisme prend des formes différentes d’un pays à un autre, d’une confrérie à une autre. Mais cette diversité de formes n’est pas handicapante même si certains la conçoivent d’une façon abstraite et monolithique. Pourtant, sous quelque forme que ce soit, le soufisme apporte des réponses fructueuses à laquête de spiritualité dans la société contemporaine. N’est-ce pas un certain Ibn Arabi, référence majeure du soufisme, qui a dit: «Mon cœur est capable de toutes les formes»?
Embrasser la voie
Le cheminement spirituel de tout disciple passe par une éducation de soi. L’objectif final étant de s’élever pour accéder à la connaissance voilée de la réalité (al batin) alors que jusque-là le disciple n’avait conscience que du côté apparent (addahir). Le long voyage spirituel de l’apprenant soufi se déclinera en étapes au cours desquelles « l’Amour » sera la plus élevée. Ce voyage mystique le mènera vers l’effacement du visible, jusqu’à arriver au centre divin synonyme de vérité et de beauté. À la zaouïa qadiriya boutchichiya par exemple, la première chose que l’aspirant soufi combat, c’est son égo. Dès qu’il intègre la zaouïa, il doit se prêter au rituel du baise-main réciproque entre tous les disciples. Chacun embrasse la main de l’autre, pas d’exception ni par rapport au rang au sein de la zaouïa ni par rapport au statut social. Puis les disciples participent à une série de formules d’exaltation de Dieu choisies dans le Coran et qui se ressemblent dans toutes les confréries.
Mais à chaque zaouïa, son « ouerd »(initiation). Ce dernier est l’un des secrets mystiques que le cheikh ou son héritier ne sont « autorisés » à communiquer qu’aux âmes pures. Pour arriver aux hauteurs célestes, il faut que le soufi consacre un moment à la prière d’invocation (dikr). Le « ouerd »comporte des lectures du Saint Coran, des récitations et des prosternations en nombres définisselon les jours de la semaine. L’idée est de percer les 160.000 voies qui enveloppent les secrets divins pour voir l’impénétrable. Cet extrait d’une célèbre poésie de Omar Ibn Al Fârid,poète cairote du 13e siècle, traduit bien la philosophie des dévots soufis : «Nous avons bu au souvenir de notre bien-?aimée un vin délicieux, dont nous fûmes enivrés avant la création de la vigne. Une coupe brillante comme l’astre de la nuit contient ce vin qui, soleil étincelant, est porté à la ronde par un jeune échanson beau comme un croissant. Oh?! combien d’étoiles resplendissantes s’offrent à nos regards, quand il est mélangé avec de l’eau?!… Si l’on portait un homme que la mort est près de saisir, à l’ombre du mur servant d’enceinte à la plante qui produit cette liqueur, nul doute que son mal ne l’abandonnât au même instant.» (Khamriade dans la traduction de Grangeret de Lagrange)
Ou encoreces quelques vers d’ »Al Fiyyachiya »composée au 17e siècle par le poète marocain mystique Sidi Bahloul Cherki:
«Mais de quoi me plains-je ? Après tout que crains-je ? Pourquoi m’inquiéter pour ma subsistance, alors que c’est le Créateur qui me nourrit ? Je suis l’esclave de Mon Seigneur doté d’une puissance, Qui rend toute difficulté chose aisée. Si je suis un esclave faible, mon Seigneur, Lui est omnipotent. Mais de quoi me plains-je ? Alors que je ne suis qu’un serviteur Lui appartenant. Les choses sont destinées, pas de doute sur ce point. Mon Seigneur m’observe, alors que ma vue à moi est limitée, Dans l’utérus obscur, d’une goutte Il m’a façonné».
Le soufisme, un patrimoine marocain
Pour l’écrivain et anthropologue Faouzi Skalli, le patrimoine soufi est très enraciné dans notre pays depuis des siècles. «Il constitue le “logiciel” culturel de l’Islam marocain auquel le peuple et les monarques du Maroc ont toujours été très attachés et qui est la matrice sur laquelle s’est développée la civilisation marocaine», soutient le spécialiste du soufisme.
Les historiens affirment que c’est au 9e siècle que le soufisme est apparu au Maroc. Des personnalités reconnues pour leur savoir, leur sagesse ou leur sainteté rassemblaient leurs fidèles enconfréries (zaouïas). Dans ce lieu, le guide ou maître spirituel (cheikh) transmet les règles religieuses et de spiritualité. À la mort du maître, la zaouïa abrite son mausolée. Aujourd’hui, le Maroc compte plus de 1600 zaouïas, certaines sont rattachées à des confréries-mères, d’autres sont issues de cheminements propres à certains successeurs de cheikhs ayant trouvé une voie différente pour s’approcher du Seigneur.
Il est évident que cette voie (tariqa) n’autorise pas à se singulariser par l’adhésion à quelque école ou secte. Il faut savoir que la zaouïaremplit une double fonction. Elle assoit l’autorité religieuse en organisant la société au niveau local et sert de repère pour l’ensemble des actions sociales en faveur des démunis via les dons des fidèles et l’instauration du rite de lavisite périodique (ziara). Le fait que l’organisation des zaouïas se reflète dans celle de l’administration marocaine n’est pas anodin. Les fonctions de khalifaet de moqaddem sont reprises de la structure des confréries. Idem pour le cheikh, terme qui est aussi utilisé pour signifier une fonction d’autorité.
Les principales confréries
La zaouïa vient du concept de retraite. Le verbe « inzaoua » en arabe signifiese retirer. La zaouïa est donc le lieu où le maître spirituel accueille les érudits. C’est aussi le lieu d’accueil des personnes dans le besoin. Toutes les confréries ou presque sont originaires d’Orient. Les plus influentes sont: la Tijaniya (fondée par Moulay Ahmed Tijani, enterré à Fès), la Qadiriya (du cheikh Abd Al Qader Al-Jilani dont le mausolée se trouve à Baghdad), la Chadiliya (d’Abou Hassan Chadili, enterré en Égypte), la Derqaouiya (du cheikh Moulay Larbi Darqaoui, enterré à Bou Brih dans le Rif) et la Idrissiya (du nom du fondateur de l’État marocain Moulay Idriss 1er enterré à Moulay Idriss Zerhoun près de Volubilis). Il y a d’autres zaouïas importantes mais qui sont toutes des tariqas issues de zaouïas-mères, à l’instar de la Naciriya ou encore de la Machichiya. Les disciples de ces zaouïas sont présents aussi bien au Maroc que dans les quatre coins du monde: en Afrique majoritairement mais aussi dans les Balkans, l’Océan Indien, l’Asie du Sud-Est, la Chine, l’Europe, les États-Unis et l’Australie.
Soft power marocain en Afrique
Au mois de mars 2021, des troubles meurtriers ont ébranlé le Sénégal. La médiation des dignitaires religieux a permis un retour rapide au calme. Un émissaire du khalife général des Mourides a mené un rôle clé dans ce sens. C’est dire l’importance et le respect voué aux confréries soufies dans le pays. La Tariqa Mouridiya est l’une des plus grandes confréries au Sénégal, berceau d’un Islam soufi aux diverses confluences et aux liens communs ancestraux avec les écoles soufies du Maroc, qui ont rayonné sur l’ensemble du continent des siècles durant. L’une de ces confréries est celle des Tijanes qui se distingue par sa présence dans presque l’ensemble des pays de l’Afrique de l’Ouest avec des millions d’adeptes. Le mausolée de Moulay Ahmed Tijani à Fès est une destination de pèlerinage qui est considérée par les fidèles de la confrérie comme étant de même importance que le Hajj (pèlerinage à la Mecque). Chaque année, ils sont des milliers à accomplir la ziyâra à Fès. En plus de développer le tourisme spirituel, la Tijaniya est un atout de taille pour le Maroc dans le déploiement de sa stratégie africaine.
La culture soufie a profondément marqué les Marocains.À chacun sa confrérie ou son Saint. Les Moussems organisés ici et là témoignent d’un fort ancrage de la tradition soufie dans la société marocaine. Mais certaines dérives maraboutiques ou liées au culte de la personnalité ternissent l’image d’un Islam mystique fondésur la connaissance de soi et l’amour des autres.